Sur un cas d'agrypnie (4 mois sans sommeil) au cours d'une maladie de Morvan. Effet favorable du 5-hydroxytryptophane
C. Fischer-Perroudon, J. Mouret et M. Jouvet
Electroencephalography and Clinical Neurophysiology, 1974, 36: 1-18
TABLE DES MATIERES
Sommaire
Histoire de la maladie
Etude polygraphique du sommeil...
L'insomnie
Les hallucinations
I. Le problème diagnostique...
II. Les mécanismes de l'insomnie
III. Les hallucinations
IV. A quoi sert le sommeil?
Résumé
Summary
FIGURES
TABLEAUX
Tableau 1
Tableau 2
Tableau 3
Tableau 4

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III. L'insomnie

Lorsque les premiers enregistrements furent pratiqués, notre patient déclarait être complètement insomniaque depuis 3 mois et les nombreux contrôles du personnel infirmier de nuit confirmaient ses allégations. Mises à part les hallucinations vespérales, cette insomnie était remarquablement tolérée. Au cours de la journée, en effet, le malade était calme et avait un comportement normal. Le soir, il n'avait pas sommeil mais souhaitait avoir envie de dormir. Il ne présenta pas de tremblement fin des extrémités ni de conjonctivite ou de nystagmus. Le contact avec lui était aisé. Attention, jugement et mémoire étaient également normaux. Les capacités intellectuelles étaient bonnes compte tenu du quotient intellectuel (Q.I. global: 89) et du niveau culturel.

Après 4 mois d'évolution et malgré l'absence quasi totale de sommeil, les tests psychotechniques montrèrent que le coefficient de détérioration intellectuelle était nul, la mémoire intacte. La copie de la figure complexe de Rey effectuée dans un temps moyen révèla que la construction et le raisonnement étaient excellents et la mémoire visuelle et spatiale très satisfaisante. L'épreuve du labyrinthe objectiva une bonne adaptabilité. Le malade fit même des progrès au jeu de cartes.

La personnalité de Monsieur M... nous a toujours paru normalement structurée et le test de Rohrschach nous aide à affirmer qu'il n'était pas psychotique. Notons enfin que le sujet nous apparut d'humeur dépressive et que cet état s'aggrava progressivement sans que le traitement ne l'influençât.

La réalité de cette insomnie si bien supportée fut contrôlée par des enregistrements polygraphiques:

A. Les données de base

Les données de base ont été établies à partir de 9 nuits. Les 5 premiers enregistrements successifs effectués en mars 1970 (Tableau 1A) révèlent une insomnie quasi totale puisque le temps de sommeil total (TST) moyen n'est que de 26 min. Cette insomnie nocturne ne résultait pas d'une inversion du rythme nycthéméral puisque pendant les 9 enregistrements de jour effectués avec télémétrie, il ne fut enregistré que 35 min de sommeil en moyenne (stade I uniquement). Cette insomnie totale fut également retrouvée pendant 4 nuits consécutives lors de l'arrêt du traitement et son remplacement par des placebos (Tableau 1B). Ainsi ces 9 enregistrements nocturnes effectués au cours du 3ème et du 5ème mois de la maladie authentifient l'intensité de l'insomnie. Malgré les nombreux artéfacts dus à l'agitation du malade, nous n'avons jamais observé d'anomalies focales ou irritatives sur l'EEG. Le rythme de base à 9 c/sec, fut conservé pendant toute l'évolution. Certaines anomalies discrètes doivent cependant être signalées:

Au cours de l'éveil. La persistance d'un rythme alpha occipItal. à 9-10 c/sec au cours de la lecture et une absence de réaction d'arrêt furent notées de manière inconstante à partir d'avril 1970 (Fig. 1).

Il existait également de très fréquents blépharospasmes qui disparurent après l'instauration du traitement au 5-HTP.

Au cours du sommeil. L'identification du stade I ne fut pas toujours facile du fait des nombreux artéfacts musculaires qui pouvaient le faire assimiler à l'éveil. Mais dans les rares cas où l'on n'était pas sûr du comportement du sujet, constamment sous surveillance visuelle directe ou par l'intermédiaire d'un circuit vidéo, il fut décidé d'opter pour le stade I aux dépends de l'éveil.

L'aspect électrique des autres stades du sommeil, soit spontané soit induit par le 5-HTP (Fig. 2), fut normal. Le sommeil paradoxal (SP), lorsqu'il réapparut pendant le traitement, fut facilement reconnu.

B. Les effets du traitement

Les thérapeutiques habituelles s'étaient montrées inefficaces. Seule la convulsivothérapie pratiquée au mois de juin augmenta le TST de manière significative puisqu'il fut de 338 min en moyenne au cours des nuits qui suivirent les quatre électrochocs tandis que pour les 10 autres nuits de la même période, il ne fut que de 249 min en moyenne (t=2.0286, 0,10 < P < 0,05). Chacun des paramètres du sommeil, et en particulier les stades III, IV ou le SP influencé ne fut pas valablement influencé.

Devant une insomnie aussi résistante on décida d'instaurer une thérapeutique agissant sur les monoamines cérébrales (tryptophane et 5-HTP). Cette thérapeutique fut suivie par l'observation comportementale, les données polygraphiques et surtout par l'élimination urinaire du 5-HIAA. L'imprévisible évolution spontanée de la maladie et la difficulté de se procurer du 5-HTP nécessitèrent l'arrêt du traitement à 3 reprises. Les injections de 5-HTP furent alors remplacées par des placebos (soit en comprimés soit en injections).

1. Le L-tryptophane

Il a été donné per os le soir à 24 h en une seule prise, pendant 5 jours consécutifs, à des doses de 5, 10, 15, et 20 g. Cette drogue n'entraîna aucune modification de l'insomnie qui resta presque totale (Tableau 1C) (Fig. 3).

Malgré l'échec de toute action sur l'insomnie, l'essai de traitement au tryptophane entraîna cependant des effets centraux évidents: les hallucinations nocturnes augmentèrent considérablement, tandis que la température redevint normale pendant 4 jours pour remonter ensuite. Cette action centrale du tryptophane traduit ainsi son assimilation, ce que confirme l'élimination urinaire (14,48 mg de 5-HIAA/24 h. Elévation comparable à celle de sujets normaux - M = 10,6 mg/24 h; n = 3). Précisons que le taux base de 5-HIAA était de 2,5 mg/24 h.

2. Le DL-5-hydroxytryptophane

a. Emploi de faibles doses (inférieures à 2 g/24 h) (du 10 mars au 23 mai). Dans un premier temps (10 mars-4 mai) le 5-HTP fut administré per os, en 6 prises équivalentes, pendant 35 jours à la dose moyenne quotidienne de 1,65 g. Son action fut relativement bien supportée mis à part quelques troubles intestinaux (diarrhées). L'action sédative fut nette sur l'agitation nocturne. Les fibrillations musculaires diminuèrent ainsi que les crises sudorales. Cependant, comme en témoigne le Tableau 1 (D, E) l'action sur le sommeil fut presque nulle.

b. Le 5-HTP fut employé à doses élevées (supérieures à 2 g/24 h) du début du mois de juillet jusqu'au 10 octobre. Son action favorable ' hypnogène" fut alors évidente et s'objectiva par une série convergente d'effets sur le sommeil (Tableau IIA):

Augmentation du TST. Pour une dose quotidienne moyenne de 6,9 g de 5-HTP (juillet) le TST fut en moyenne de 288 min. Comparé aux données de base, il est significativement augmenté (t = 4.612, P < 0,001). De même en août et octobre, pour une dose de 4,98 g/24 h, le TST s'éleva à 228 min en moyenne (t = 6.141, P < 0,001).

L'augmentation du TST est en relation directe avec les doses de 5-HTP comme en témoignent les résultats des tests de Bravais-Pearson: en juillet: r= - 0.4971, 0,1 < P < 0,05 (n=14), en août octobre: r=0.4482, P < 0,001 (n=54).

On doit noter également que c'est seulement avec le traitement au 5-HTP que les stades III et IV réapparurent au cours de nombreuses nuits. Leur durée est également en relation avec la dose de 5-HTP (Fig. 4): juillet: r=0.8421, P < 0,001 (n= 14); août octobre: r=0.6099, P < 0,001 (n = 54)

Réapparition du SP. Ses caractéristiques polygraphiques furent normales (Fig. 2), ses conditions d'apparition aussi car il survint toujours après les stades III et IV et jamais immédiatement après le stade I ou l'éveil. Le retour du SP est également corrélé avec le 5-HTP de manière significative (r=0.6134, P < 0,001. n = 54).

Au cours du traitement au 5-HTP, le rapport SP/III + IV devient hautement significatif (r = 0.3347, P < 0,001 pour n = 126) alors qu'il ne l'est pas en dehors de cette thérapeutique (r = 0.0044 pour n = 86).

Enfin, l'une des preuves les plus nettes de l'action hypnogène du 5-HTP à forte dose est apportée par la relation temporelle entre l'ingestion de 5-HTP et l'apparition du sommeil (Fig.5). Il existe en effet un maximum de sommeil, qui s'objective très nettement sur un "histogramme", 45 min après l'administration du 5-HTP.

Au cours de cette période les taux urinaires de 5-HIAA augmentèrent en fonction des doses de 5-HTP (r=0.9156, P < 0,001, n=44) (Fig. 6), ce qui explique les corrélations significatives que l'on a retrouvées entre le 5-HIAA urinaire et les états de sommeil. 5-HIAA/TST: r = 04801, P < 0,001 (n=44); 5-HIAA/III+IV: r = 0.9114, P < 0,001 (n=44); 5-HIAA/SP: r=0.6355, P < 0,001 (n = 44).

c. La phase terminale est caractérisée par l'échec du 5-HTP et une diminution de l'élimination urinaire de son métabolite le 5-HIAA. En effet, le 5-HTP doit être interrompu au mois d'octobre car la provision était épuisée. Pendant une dizaine de jours l'état du malade demeura satisfaisant et le sommeil resta amélioré comme en témoignent les moyennes de 10 enregistrements pratiqués (TST: 236 min; stade I: 191 min; stade II: 20 min; stade III: 6 min; stade IV: 16 min; SP: 2 min). Cependant, subitement l'état général de Monsieur M... s'aggrava. Les fibrillations augmentèrent, les hallucinations nocturnes devinrent subintrantes et l'état dépressif s'aggrava. Une nouvelle thérapeutique au 5-HTP fut alors instaurée (8,87 g/jour). Après une courte période où une amélioration fut notée, brusquement l'insomnie réapparut (Tableau III). Fait notable, lors de la disparition de l'effet hypnogène du 5-HTP, on observa une très nette dissociation entre les taux urinaires de 5-HIAA et la quantité de 5-HTP administrée (pour une dose quotidienne moyenne de 10 g de 5-HTP, l'élimination urinaire de 5-HIAA ne fut que de 252 mg/24 h pendant les 6 derniers jours, alors que dans les mêmes conditions 15 jours auparavant, ce taux était de 406 mg/24 h).

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