Sur un cas d'agrypnie (4 mois sans sommeil) au cours d'une maladie de Morvan. Effet favorable du 5-hydroxytryptophane
C. Fischer-Perroudon, J. Mouret et M. Jouvet
Electroencephalography and Clinical Neurophysiology, 1974, 36: 1-18
TABLE DES MATIERES
Sommaire
Histoire de la maladie
Etude polygraphique du sommeil...
L'insomnie
Les hallucinations
I. Le problème diagnostique...
II. Les mécanismes de l'insomnie
III. Les hallucinations
IV. A quoi sert le sommeil?
Résumé
Summary
FIGURES
TABLEAUX
Tableau 1
Tableau 2
Tableau 3
Tableau 4

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IV - Les hallucinations

IV - A quoi sert le sommeil ?

Les cas d'insomnie au long cours lors de maladie ou de lésions du système nerveux central, vérifiés par la polygraphie, sont rares (Bricolo 1967; Schott et al. 1972). Notre malade représente le premier cas d'une insomnie authentique de très longue durée ainsi vérifiée par la polygraphie. On peut, en effet, affirmer grâce au contrôle polygraphique périodique qu'il subit et grâce au contrôle du personnel infirmier quand il n'était pas enregistré, que ce malade ne dormit pas (ou moins d'une trentaine de minutes de stade I par nuit, fragmentée en très courts épisodes, ce qui est négligeable) entre janvier et avril 1970, soit au moins 120 jours sans sommeil. On peut également estimer que sa dette en SP atteignait alors plus de 200 h.

A l'inverse des nombreux cas d'insomnie alléguée et non vérifiée par l'enregistrement (Vitrey 1967 ; Mouret et al. 1972),on se trouve ainsi devant un véritable cas d'agrypnie. Nous voudrions réserver ce terme déjà employé par Von Economo (1929) à l'insomnie authentifiée par l'examen polygraphique, en laissant au terme d'insomnie sa définition courante: sensation subjective de ne pas dormir.

A l'agrypnie présentée par notre malade, il est intéressant de comparer les cas de privations expérimentales de sommeil (Patrick et Gilbert 1896; Dement 1960; Gulevich et al. 1966; Kollar et al. 1968; Pasnau et al. 1968; Naitoh et al. 1969; Webb 1972).

Dans les 2 cas, en effet, des contrôles polygraphiques ou comportementaux ont été réalisés et des tests psychomoteurs entrepris. Remarquons d'emblée la différence qu'il y avait entre notre malade, couché toute la nuit dans un lit et recevant même des somnifères et les sujets normaux payés pour ne pas dormir, évitant de s'étendre, sans cesse stimulés pour rester éveillés. Le premier désirant dormir et cherchant indéfiniment le sommeil car il n'avait pas sommeil même après 3 mois, les seconds luttant pour ne pas s'endormir et tombant littéralement de sommeil après 120 - 200 et 264 h, s'endormant pour présenter un "rebond" de sommeil de longue durée (Naitoh et al. 1969; Webb 1972) (voir Tableau IV).

Certains signes présentés par les sujets privés de sommeil (ou observés après privation expérimentale chez l'animal) ont permis d'élaborer des hypothèses ou des théories sur les fonctions du sommeil (voir revue Hennevin et Leconte 1971): rôle dans la mémoire à long terme, l'apprentissage, etc.... Or, notre sujet, totalement "agrypnique" depuis 3 mois était capable de performances intellectuelles normales compte tenu du niveau d'intelligence moyen qui était le sien avant sa maladie. En particulier sa mémoire à court, ou long terme et ses capacités d'apprentissage ne furent jamais altérées, et ses capacités d'attention, nécessaires pour la réalisation de la figure complexe de Rey, du test du labyrinthe ne furent jamais diminuées. Trois ordres de manifestations pathologiques sont cependant apparus: un syndrome dépressif, le syndrome hallucinatoire distalgique et les micro-hallucinations.

Les deux premières peuvent difficilement être mises sur le compte de l'absence de sommeil per se. Nous avons déjà discuté les arguments qui sont en faveur d'une viciation métabolique du tryptophane dans la genèse du tableau algohallucinatoire. Il n'y a en outre aucune parenté entre ce tableau et les hallucinations parfois présentées au cours des privations expérimentales. Quant au syndrome dépressif, surtout net après 6 mois d'évolution, il est difficile de 1'attribuer à la seule disparition du sommeil. De nombreux facteurs associés ont joué certainement un rôle: désespoir de ne pouvoir guérir, séparation de sa famille, intensité du prurit, etc... En fait, il ne reste que les micro-hallucinations qui puissent être comparées avec les hallucinations décrites au cours des privations expérimentales de sommeil (Morris 1960; Kollar et al. 1969).

Nous pensons que l'on peut interpréter la différence des évolutions entre les privations instrumentales de sommeil et l'agrypnie présentée par notre malade de la façon suivante: dans le premier cas, l'insomnie est produite par la mise en jeu active du système d'éveil (stimulations sensorielles surtout). Les sujets évitent l'obscurité , de fermer les yeux, de se coucher. Le système sérotoninergique est en effet intact et il a été montré que le turnover de la 5-HT pouvait dans des conditions de stress prolongé augmenter parallèlement à celui des catécholamines (Thierry et al. 1968). La majorité sinon la totalité des signes observés peut alors s'interpréter par la mise en jeu parallèle des neurones 5-HT au cours de l'éveil. Les troubles de l'attention, la persistance de l'alpha occipItal., et même les micro-hallucinations relèveraient alors d'épisodes de microsommeil qui sont bloqués par l'expérimentateur qui surveille le sujet. Dans notre cas par contre, la vigilance de notre patient n'était pas soumise, au moins le jour, à la mise en jeu du système sérotoninergique. Seulement pendant la nuit, sous l'influence d'une possible diminution circadienne du turnover des catécholamines, quelques brefs épisodes de micro-sommeil survenaient. Ils ne dépassaient jamais quelques secondes ou minutes. Ni notre malade, ni les observateurs ne les interrompaient, mais ces épisodes aussi brefs fussent-ils laissaient apparaître quelques bouffées d'hallucinations. Mais il faut encore y insister, les capacités d'attention et de mémorisation étaient intactes le jour et le système d'éveil notre malade a montré ainsi une infatigabilité extraordinaire pendant plusieurs mois, en l'absence de système actif de sommeil venant l'inhiber. Les troubles de l'attention et peut-être de la mémorisation qui surviennent dans les privations expérimentales de sommeil seraient donc provoqués par l'intrusion au cours de l'éveil du système sérotoninergique du sommeil. L'absence de sommeil, et à fortiori de SP, n'entraîne donc pas obligatoirement la série des troubles observés au cours des privations expérimentales de sommeil de longue durée (voir Tableau IV). Sommeil lent et SP ne sont ainsi pas nécessaires à la vie (pendant 3 à 4 mois pour le premier, pendant près de 8 mois pour le second) et nous ne pouvons attribuer à leur suppression aucun déficit majeur. Privé de sommeil et de rêve depuis 3 mois, peut être au prix de quelques minutes d'hallucinations nocturnes, un homme peut lire le journal, faire des projets sur l'avenir, jouer et gagner aux cartes, retrouver sans difficulté des souvenirs récents ou anciens, apprendre un labyrinthe complexe et s'étendre toute la nuit sur un lit, dans l'obscurité, sans avoir sommeil ! Convenons en pour terminer, cette observation rend caduques la plupart des théories sur les fonctions du sommeil et du SP, mais elle n'en propose encore aucune.

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