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Par Patrick Lacoste,
psychanalyste.
Pourquoi nos rêves nous semblent-ils souvent confus,
incohérents ou absurdes ? Si la vie onirique est bien,
comme l'affirme Freud, " l'accomplissement déguisé
d'un désir inconscient ", son " aspect étrange
et surprenant " doit être mis sur le compte d'une déformation
des pensées refoulées. Quels sont les mécanismes
psychiques qui président à l'élaboration
du rêve ?
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La définition du rêve comme phénomène
cérébral n'influe guère sur le sens qu'un rêveur
peut donner à son rêve en tant qu'expérience
psychique. La psychanalyse commence seulement au point de récit
du souvenir de rêve, qui ne concerne ni n'intéresse
déjà plus la neurobiologie. Supposera-t-on que l'on
peut penser " sans cerveau " ou que la pensée n'est
qu'une activité cérébrale ? Tout réductionnisme,
qu'il soit descriptif, explicatif ou méthodologique, est
invalide.
Les
nombreuses résistances au dialogue entre psychanalyse et
neurobiologie ne doivent pas faire oublier deux questions. La première
est dans la surestimation des apports de la neurobiologie quant
à l'éclairage du " fait psychologique ",
une telle amplification justifie encore aujourd'hui la prudence
inaugurale de Sigmund Freud. La deuxième question reviendrait
à craindre que la controverse sur le rêve ne soit qu'un
masque supplémentaire du vieux débat entre l'origine
organique et l'origine psychique des troubles mentaux; ceci jusqu'à
la prise en considération des effets thérapeutiques
de la chimie, où la neurobiologie, si elle est devenue performante
quant au descriptif et à l'exploration des effets, n'est
pas définitivement convaincante au niveau des causes...
Il est utile de rappeler que si la neurobiologie du rêve
est née des recherches sur le sommeil, la psychanalyse du
rêve est née de réflexions sur le symptôme
psychique. Freud n'a pas utilisé le rêve pour en faire
seulement une " théorie des rêves " mais
pour fonder une théorie de l' " appareil psychique "
et de son fonctionnement. Aussi la question : " Pourquoi
rêve-t-on ? " n'a guère de sens pour la psychanalyse
, puisqu'elle ne s'occupe que du sens (jusqu'à l'insensé),
précisément, que l'on peut donner à ses rêves,
comme à ses symptômes et autres autres formations de
l'inconscient. " Pour qui rêve-ton ? ", en revanche,
est une question à laquelle la théorie du transfert
comme condition d'expérience répond d'emblée
en psychanalyse; une condition d'expérience intrasubjective
et intersubjective qui ne correspond nullement aux règles
d'objectivation requises par l'expérimentation scientifique.
La théorie psychanalytique du rêve ne conteste en
aucun cas que le rêve puisse avoir des fonctions biologiques,
celles-ci ne sont simplement pas son objet - tout au plus peut-elle
s'enrichir des données (la théorie du médecin
et biochimiste américain Gerald Maurice Edelman, par exemple)
qui éclairent ou modélisent les notions de "
conscience " et " d'inconscient ".
L'aspect empirique de la découverte freudienne n'a évidemment
pas bonne presse auprès des hommes de science, qui oublient
ainsi la part de hasard, le facteur personnel et circonstanciel,
historiquement liés à bien des inventions tout à
fait sérieuses. De même, ne fait pas bonne " impression
" l'un des derniers postulats de Freud affirmant que, si toute
science repose sur des expériences et des observations transmises
par l'appareil psychique, le seul fait que la psychanalyse étudie
précisément le fonctionnement de cet appareil limite
absolument les raisonnements par analogie.
On ne saurait oublier non plus que Freud, traitant de la "
signification " des rêves, voulait justement introduire
un peu plus de rationalité dans un très ancien système
de croyances et de superstitions et qu'il n'a cessé, chemin
faisant, de multiplier les avertissements contre toute surévaluation
du rêve auprès des psychanalystes eux-mêmes...
La surévaluation étant au principe de la dogmatisation,
on doit remarquer que l'auteur de L'Interprétation des
rêves invitait d'emblée, à propos d'une
théorie de l'imagination qui lui paraissait juste (celle
de Scherner), à se méfier de l'enthousiasme qui semble
inhérent aux moindres découvertes à propos
du rêve. Mieux encore, il signalait des risques du même
ordre dans l'approche purement physiologique, en écrivant
déjà: " Il y a aussi un fantastique des cellules
cérébrales. "
Freud parlera souvent de la " doctrine " du rêve,
en particulier à la fin de son oeuvre, pour signaler que
les concepts du " travail du rêve " sont les "
mots de passe " entre psychanalystes, ce sans quoi la psychanalyse
demeure incompréhensible. Les quatre mécanismes originairement
décrits (déplacement, condensation, mise en images
et élaboration secondaire) constituent une " syntaxe
" de l'inconscient à partir du récit de rêve
et sont aussi les coordonnées de base d'une disposition d'écoute
plus propice à l'interprétation.
Les mots de passe ne sont valides qu'à partir des quatre
postulats qui suivent. Le rêve n'est pas " fait pour
être communiqué " -ce qui souligne les fonctions
du souvenir et du récit du rêve. Quand le rêve
est " communiqué " par le souvenir et le récit,
il n'est en aucun cas interprétable sans les associations
d'idées du rêveur lui-même ñ ce qui inscrit
d'emblée le rêve dans la parole et le transfert. L'interprétation
du rêve n'est en effet pas dissociable de la " règle
fondamentale " de l'analyse: dire ce qui vient, comme cela
vient, sans omission ni réserve - il en découle une
fonction du rêve pour le " mode associatif " requis
par l'expérience. Enfin, chaque élément du
rêve peut être le point de départ indépendant
d'une série d'associations d'idées.
Le rêve nous indique une autre scène de la vie psychique,
" autre " en ce qu'elle se donne comme coupée de
la conscience et de la perception propres aux pensées en
état de veille, sans rapport avec l'organisation logique
habituelle, comme s'il y avait là une " pure activité
" des représentations. Cette pure activité représentative,
liée à la force de l'expression figurée, doit
justement induire chez l'analyste une méfiance envers la
tendance à surestimer le rêve, en rapport avec le principe
" d'attention égale ", à savoir la règle
technique de ne privilégier aucun matériel associatif.
Les concepts désignant le travail du rêve doivent
être compris comme descriptifs d'un processus qui est fait
de pensées, qui est dans la pensée, mais qui ne "
pense pas " par lui-même. Que le " travail du rêve
ne pense pas " est une condition de compréhension du
niveau inconscient de ces mécanismes, condition qui fait
du travail du rêve un modèle d'approche général
des formations de l'inconscient: symptômes, oublis, actes
manqués, fantasmes.
La notion de déplacement est antérieure à
la théorisation du rêve ; elle est en fait contemporaine
des toutes premières approches de la psychologie des névroses.
Cette notion est essentielle pour comprendre la particularité
" psychique " du symptôme : ce dernier n'est le
plus souvent pas " en face " de l'origine de la souffrance,
ni en lien direct avec ses causes - à la différence
de la plupart des symptômes " corporels ". Cette
notion est apparue devant la nécessité clinique de
prendre en compte une certaine dissociation entre les facteurs dits
" quantitatifs ", les affects, et les facteurs dits "
qualitatifs ", les représentations psychiques.
Dans la clinique la plus courante, on comprendra par exemple la
constitution d'une phobie comme le résultat d'un déplacement
de l'angoisse intérieure (d'autant plus pénible à
vivre qu'on ne saurait la rapporter à rien) sur un "
objet " du monde extérieur (ainsi, les instruments tranchants
ou tel petit animal) ou sur une situation objectivable (ainsi, un
espace clos ou un espace trop ouvert), qui permet de " qualifier
" et de circonscrire l'angoisse à la situation ou d'en
rapporter (faussement) le déclenchement à l'apparition
de l'objet.
La condensation n'est pas moins a prendre en considération
dans l'approche de certains symptômes. Le couteau qui déclenche
une réaction phobique peut ainsi condenser les significations
de pénétration, de meurtre, de castration: certains
organes du corps, ou les mots qui les désignent, peuvent
condenser plusieurs significations (la tête, notamment). Qu'un
" coup au coeur " ne puisse se manifester que par une
sensation d'arythmie cardiaque, cela peut illustrer schématiquement
l'intervention combinée de la condensation et du déplacement
dans la manifestation du symptôme.
La condensation présente aussi le paradoxe d'apparaître,
d'un côté, comme un produit de la censure et, de l'autre,
comme une " ruse " permettant de ne pas y être soumis.
Seul importe le déploiement associatif du point nodal - image
composite ou néologisme.
Roman Jakobson a su établir un parallèle linguistique
entre les mécanismes inconscients, déplacement et
condensation, et les figures réthoriques de la métonymie
et de la métaphore. Jacques Lacan a " importé
" ce parallèle en donnant un véritable statut
psychanalytique à la métaphore (condensation) et à
la métonymie (déplacement). La dynamique du transfert
et la question des affects, comme la notion de " conflit psychique
", interdisent d'enfermer la psychanalyse dans une pratique
strictement linguistique - qui permettrait de fuir aisément
le débat avec la neurobiologie. Cela ne signifie pas que
l'usage de la parole, de même que l'usage inscrit de tout
temps dans le langage, soient des instruments accessoires du psychisme
humain. En fait, c'est le développement des sciences cognitives
- ainsi que le démontre Daniel Widlöcher - qui pourrait
servir d'intermédiaire nécessaire dans le débat.
Condensation et déplacement s'exercent sur le fond commun
d'une symbolique des matériaux représentatifs que
le langage exploite régulièrement, et dont l'imagerie
du rêve produit des illustrations variables et singulières.
La réflexion freudienne traite aussi bien de " l'image
acoustique " que du caractère " visuel " de
l'image, selon un postulat apparemment discutable mais totalement
nécessaire à sa visée: nous appellerons "
image " tout ce qui " se comporte comme une image ".
Ce comportement d'images appelle une " décondensation
" par les moyens de la parole associative, et c'est le point
de départ d'autres déplacements.
Freud a fait l'hypothèse que la dominance visuelle des souvenirs
d'enfance se retrouvait dans le primat visuel du rêve, comme
si la scène infantile, ne trouvant pas à se rejouer,
se transposait dans l'actuel de la scène du rêve.
La spécificité du caractère " visuel
" n'est pas assimilable au " visible ", elle doit
une part de son intensité à la curiosité sexuelle
infantile. La question de l'interprétation sexuelle du désir
du rêve - qui suppose une définition extensive du "
sexuel " n'est bien sûr pas discutable dans les termes
de la neurobiologie qui cherche à s'opposer à la psychanalyse,
alors qu'elle l'est encore dans les termes de la " biologie
des passions ".
En somme, l'interprétation freudienne du rêve cherche
l'accès à la falsification des souvenirs et aux fonctions
subjectives de la mémoire. Les mots de passe se complètent
d'ailleurs par l'élaboration secondaire qui souligne l'inscription,
la scénarisation du rêve dans le cours des pensées,
dans l'histoire du sujet comme dans celle des tribulations de son
désir inconscient.
Pour débattre avec la neurobiologie, les prolongements freudiens
de ce mécanisme poseraient d'utiles questions sur la construction
même des théories. Freud a en effet saisi l'occasion
de traiter sur le même plan, du point de vue de la systématisation
interne des pensées, le rêve, le symptôme, le
délire et... la théorie.
La fonction intellectuelle exige l'unification, la cohérence
et l'intelligibilité, et remanie les éléments
dont elle s'empare en direction d'un nouveau but. Cette logique
de l'élaboration secondaire peut forcer les rapports logiques,
les plier à un désir de systématisation. En
ce sens, une théorie du rêve peut être enracinée
dans un rêve de théorie, mettre intellectuellement
en oeuvre des phobies de penser, voire ressembler à un délire
cohérent -absolument compréhensible du point de vue
du système bien que la logique de compréhension soit
fondamentalement forcée, orientée... Cet avatar de
l'élaboration secondaire pourrait aussi bien servir à
critiquer la théorisation freudienne que d'autres théorisations;
une telle approche critique n'en serait pas moins définitivement
marquée des principes de l'interprétation psychanalytique.
Un rêve très " bref " peut être la
source de plusieurs récits et d'associations nombreuses.
Le rêve est ressource de la parole et du langage en psychanalyse;
comme le travail d'interprétation, il ne connaît pas
de " dernier mot ". Le rappel (trop) succinct des premières
définitions freudiennes du travail du rêve ne saurait
suffire à indiquer la technique et le rôle de l'interprétation
dans le travail d'analyse - qui n'accorde pas à tous les
rêves le même intérêt.
Le travail du rêve n'est qu'un modèle inaugural (plutôt
exigeant et non systématiquement applicable) de l'approche
des formations de l'inconscient. Ce modèle prend place parmi
d'autres figures qui illustrent le double déterminisme, naturel
et culturel, du psychisme humain - ainsi que le rappelle André
Green. La spécificité de la psychanalyse ne trouve
son compte qu'à traiter le rêve comme une invention
qui ne crée rien, mais une invention que tout appareil psychique
peut considérer comme une découverte et transformer
en création originale...
Toute production de l'esprit, et la théorie en est une,
peut faire écran - surface de projection ou de recouvrement
- à la vérité psychique singulière des
désirs refoulés, une vérité qui se cherche
mais ne se révèle pas. Ni la science ni la connaissance
n'ont de réel avantage à prétendre détenir
le dernier mot; prétention qui serait, en leur sein, rêve
masqué de croyance, grand avenir de petites illusions.
Pour en savoir plus Lire (chronologiquement)
- L'ensemble de l'oeuvre de Sigmund Freud.
- L'Etrange cas du Professeur M., psychanalyse à l'écran,
de Patrick Lacoste, Gallimard, 1990.
- Contraintes de pensée, contrainte à penser,
de P. Lacoste, PUF, 1992.
- Biologie de la connaissance, de G. M. Edelman, Odile
Jacob, 1992.
- La Causalité psychique, de A. Green, Odile Jacob,
1995.
- Vocabulaire de la psychanalyse, de J. Laplanche et J.-B.
Pontalis, PUF, 1994.
- Biologie des passions, de J.-D. Vincent, Odile Jacob,
1986.
- Les Nouvelles cartes de la psychanalyse, de D. Widlöcher,
Odile Jacob, 1996
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