Il n'est rien de si désordonné, de si déréglé,
de si monstrueux, qui ne se puisse présenter à nous
dans les rêves ", dit Cicéron, dans un texte cité
par Freud dans L'interprétation des rêves. Le rêve
est une expérience commune à tous les hommes et aux
animaux, suggère Aristote. De la divination dans le sommeil
n'est pas le seul, parmi ses Petits traités d'histoire naturelle,
à évoquer des rêves. Mais s'il est tout particulièrement
intéressant, c'est en raison de la complexité de la
question qu'il pose, celle de la vérité des songes,
de la réalité de la mantique (du grec mantikê,
" divination "), cette " science des rêves
" qui nous plonge dans un monde parfaitement étrange
et pourtant proche.
Les
rêves sont-ils porteurs de savoir? Et le cas échéant,
que nous disent-ils ? A qui le disent-ils ? Comment le disent-ils
? Nous renseignent-ils sur l'avenir; sont-ils prophétiques
? Et alors, d'où viennent-ils ? Ne serait ce pas des dieux?
La question de la divination par les songes n'est pas facile à
évacuer pour le philosophe. Il y a d'abord la force de l'opinion
commune. Et l'on ne va pas si facilement contre elle. L'unité
de ce traité De la divination dans le sommeil s'établit
dans le rapport entre le rêve Dieu, le sage, la connaissance,
la sottise, la sagesse, la raison, la folie, la poésie, l'inspiration,
le métier.
Le raisonnement paraît simple à première vue.
Il ne s'agit pas de niera priori que les rêves existent, qu'ils
puissent être defacto " véridiques ", au
sens où leur vérité s'impose dans les faits,
ni même qu'ils puissent annoncer l'avenir. Ce genre de croyance
est trop répandu pour qu'on puisse la répudier sans
précaution.
"Toutes les fonctions du corps ou de l'âme,
dans le sommeil, l'âme les accomplit toutes."
Hippocrate
Une proposition, en tout cas, est absurde aux yeux d'Aristote;
c'est que le songe puisse être à la fois envoyé
par un dieu et s'adresser en même temps à n'importe
qui. Ces deux choses ne peuvent coexister. C'est une contradiction
en soi. Dieu ne saurait s'adresser au " premier venu "
pour lui faire des révélations exceptionnelles. Car,
enfin, cela choque le bon sens que Dieu parlât à n'importe
qui, et que le premier venu fût, plus que le sage, en mesure
de prédire l'avenir. Le fait que le premier venu pût
être " élu " et celui que la raison humaine
dût être occultée pour que jaillît la vérité
se retrouvent dans la critique. La question soulevée par
Aristote à propos des rêves pose, de manière
plus générale, le problème de la poésie.
Celle-ci suppose aussi un choix divin. Dans l'Ion de Platon, l'objection
majeure de Socrate face à la poésie est de n'être
pas de l'art (technè). Le poète ne saurait, en effet,
rendre raison de son principe ni de ses fins. N'importe qui d'ailleurs
peut être poète, et même bon poète.
Il suffit qu'il soit inspiré par les Muses. Dans l'Ion,
l'herméneutique est certes annonce, mais elle est en même
temps interprétation: par le fait même qu'il est instrument
de la divinité, le poète donne le sens qu'il est en
mesure de recevoir.
Retirée la cause divine, que peuvent être les rêves?
Ils sont soit cause, soit signe, soit pure coïncidence.
Pour ce qui est de la cause et des signes, le champ de la médecine
offre une riche palette de réflexions. Le plus doué
des médecins, dit Aristote, tient compte des rêves.
Et, de fait, les médecins ont été confrontés
aux songes. Le texte de référence est celui de Régime
IV du Corpus hippocratique. " Celui qui a une connaissance
exacte des signes qui se produisent dans le sommeil trouvera qu'ils
ont un grand poids à tous égards. C'est que l'âme,
quand elle est au service du corps éveillé, se partage
entre beaucoup de tâches ; elle n'est pas à elle-même,
mais se donne partiellement à chaque faculté du corps,
à l'ouïe, à la vue, au toucher, à la marche,
aux activités du corps entier : l'intelligence ne s'appartient
pas. Mais quand le corps se tient tranquille, l'âme, mise
en mouvement et éveillée, administre son domaine propre
et accomplit toute seule toutes les actions du corps: car ce dernier
dort et ne sent rien, tandis que l'âme éveillée
connaît tout, voit ce qui est visible, entend ce qui est audible,
marche, touche, s'afflige, réfléchit, dans l'espace
étroit où elle se tient; toutes les fonctions du corps
ou de l'âme, dans le sommeil, l'âme les accomplit toutes.
" (Trad. R. Joly.) La conception de l'activité de l'âme
dans le sommeil, telle qu'elle apparaît dans Régime,
se rattache sans doute aux croyances pythagorico-orphiques. Cette
théorie de la sécession de l'âme dans le phénomène
du rêve se retrouve dans le fragment du De philosophia du
jeune Aristote: " Quand, dans le sommeil, l'âme est toute
à elle-même, ayant recouvre sa nature propre, elle
prophétise et annonce ce qui va arriver. "
Selon l'auteur de Régime, il existe deux catégories
de rêves: les songes divins - et il existe des interprètes
qui possèdent l'art d'en juger -; et ceux par lesquels l'âme
annonce les affections du corps, l'excès de plénitude,
etc., que ces mêmes interprètes peuvent aussi juger.
Naturellement c'est de cette seconde catégorie de rêves
dont s'occupe le médecin et celui-ci diffère peu,
dans son raisonnement, du premier. Quand les rêves reproduisent
les actions du jour, telles qu'elles se sont produites, le corps
est en santé. Un problème se pose quand il y a conflit,
trouble, désordre, c'est-à-dire lorsque le songe ne
correspond en rien à quelque chose de normal. Néanmoins,
pour le médecin, le rêve a du sens pour le corps du
patient et non pas pour le reste du monde, ni pour la conduite générale
de l'individu malade.
Nous ne saurions négliger, tant elle intéresse la
force de l'apparition et du rêve, la problématique
de l'oneirôgmos, qui représente ce qu'on appelle
vulgairement le songe érotique. Elle concerne surtout les
médecins, mais ouvre des questions philosophiques, et intervient
dans la classification des rêves. Le concept met en rapport
l'âme et le corps, et implique la présence simultanée
de deux phénomènes: des images " mentales "
d'un côté et la production d'une émission de
sperme de l'autre. " Durant le sommeil, sous l'effet d'images
sans réalité, des patients souffrent d'émission
de sperme ... Le rêve est à l'origine de l'effet vénérien
en le provoquant .... C'est la conséquence d'images, auxquelles
les Grecs donnent le nom de phantasia, affectant les patients dans
leur sommeil à cause de l'envie du plaisir sexuel, c'est-à-dire
d'un désir constant et ininterrompu, soit au contraire, en
raison d'une longue interruption de la pratique sexuelle et d'une
continence... ", écrit Caelius Aurélien.
Ceci pose le problème de l'action des images sur le corps,
images qui, bien que sans réalité, contrairement aux
mécanismes de la perception, sont suffisamment efficaces
pour produire l'illusion du coït, et même entraîner
un phénomène physiologique évident. Le médecin
alexandrin Hérophile distingue, parmi les rêves, "
ceux qui sont envoyés par les dieux et arrivent nécessairement;
ceux qui relèvent de la nature, quand l'âme se représente
ce qui lui est avantageux et ce qui a le plus de chance de se produire;
et enfin les rêves mixtes qui arrivent spontanément
selon la rencontre des images, quand nous contemplons ce que nous
désirons, comme cela arrive dans le sommeil quand les dormeurs
voient l'objet de leurs amours ". Ce rêve mixte c'est
l'oneirôgmos. La classification d'Hérophile
jouit d'une grande postérité.
Les rêves existent. Il existe même des rêves
véridiques, qui disent sans détour, sans qu'il soit
besoin d'interpréter, le vrai. Cela peut tenir à la
nature du rêveur, à la probabilité, au pur hasard.
Ce qui biaise le problème, de toutes façons, c'est
la question du rêve véridique. Si je rêve que
mon chat est là et qu'il se présente à moi
lorsque je m'éveille, quelles que soient les causes et les
circonstances, c'est un rêve véridique. Car il n'a
pas besoin d'interprétation. Il n'empêche que c'est
bien ce type de rêve qui pose problème. Car si je rêve
que X est mort et que j'apprends à mon réveil que
X est vraiment mort, c'est encore un rêve véridique.
Mais celui-ci entraîne des problèmes autrement plus
angoissants, et m'oblige à une recherche dans l'ordre des
causes, surtout si je veux mettre entre parenthèses l'intervention
d'un surnaturel quelconque. Ce qu'on ne peut admettre, répétons-le
comme Aristote, c'est que Dieu ait pu envoyer des rêves vrais
à n'importe qui.
" Il est clair que nous ne sentons
rien durant le sommeil. Ce n est donc paspar la sensation que nous
sentons le rêve. "
ARISTOTE
Voici, rapidement résumé, le processus du rêve
selon Aristote: " Il est clair que nous ne sentons rien
durant le sommeil. Ce n'est donc pas par la sensation que nous sentons
le rêve. " En fait, écrit Aristote dans le
Traité des rêves, " le rêve appartient
à la sensibilité en tant qu'elle est douée
d'imagination [ ... ] Toutes les images dans le sommeil ne sont
pas des songes; mais l'image née du mouvement des impressions
sensibles, quand elles se présentent au sein du sommeil,
voilà ce qu'est le songe. " Le songe et la mémoire
présentent des analogies. La mémoire met, elle aussi,
en scène des objets qui ne sont pas présents. Aristote
cite la théorie du rêve de Démocrite. Comme
le fera ensuite Epicure, il explique les rêves par la pénétration,
à travers les pores du corps, des eidola émis
par les objets, et surtout les êtres vivants. Pour lui - ce
que n'admettra pas Epicure -, ces eidola transportent aussi
les sentiments, les pensées, les émotions de celui
d'où proviennent ces eidola. La théorie de
Démocrite intéresse Aristote; elle naturalise complètement
le processus du rêve, en en faisant une transmission dans
un milieu qui en conditionne la réception; et où elle
se passe donc de toute action divine. Mais Aristote ne croit pas
un instant aux effluences.
Les rêves relèvent de la nature. Or la nature n'est
pas divine; elle est démonique. C'est à dire qu'il
y a suffisamment de force créative dans la nature pour expliquer
les rêves, tous les rêves, sans recourir à de
l'extranaturel, à de l'hors nature, à Dieu. Le De
divinatione utilise une argumentation assez économique.
On pourrait presque dire que, pour expliquer la " réussite
" d'un rêve, je n'ai besoin que de ce que j'appellerai,
sans aucune allusion anachronique, la probabilité, et la
force.
Probabilité d'abord. Elle est évoquée dans
la comparaison avec le tir à l'arc. Les extatiques et les
mélancoliques " voient " plus de rêves -
" voir un rêve " est l'expression traditionnelle
en grec. Les mélancoliques, qui ont des visions de toutes
sortes, ont davantage de chances d'avoir des visions semblables
à la réalité. Il s'agit là de statistique
et de probabilité. On a plus de chances de toucher une cible,
quelle qu'elle soit, si l'on tire beaucoup de flèches que
si l'on n'en tire qu'une, selon la métaphore d'Aristote.
Quant à la force, elle s'accorde bien à la probabilité.
Il y a plusieurs façons de l'envisager. Ce peut être
la victoire de la sensation diurne, qui prépare la voie au
songe, sur la faiblesse nocturne. S'il n'y a pas de trouble, pas
de déviation, tout est en ordre. C'est une question de rapport
de forces. Il y a la force de ce qui meut, qui met en branle, celle
de l'archer ou du mélancolique. La force produit aussi du
sens, hors toute réflexion. Le paradigme le plus complexe
du Traité concerne le mélancolique. Voici la
traduction que je propose de ce texte difficile: " Les mélancoliques,
à cause de la force, comme des gens qui tirent de loin, tirent
juste. Et à cause de leur aptitude à être changés
rapidement, le contigu leur apparaît; car comme les poèmes
de Philaegide (ou Philaenis) et les fous disent et pensent le contigu
dans le semblable, etc., de même aussi ils mettent en contact
en allant de l'avant. Et de plus, à cause de la très
grande force, leur mouvement n'est pas détourné par
un autre mouvement. " La réussite dans le tir ne
tient donc pas à la visée (c'est-à-dire au
rapport entre la force de tir et la cible) mais seulement à
la force du tireur; et plus le tireur tire de loin, plus il tire
juste; il n'est pas question de la cible. Cette cible existe, mais
elle est dévoilée en même temps que le trait
la touche, et que, la touchant, il la révèle comme
cible.
Il nous faut, pour comprendre ce texte, mettre en place une théorie
de la métaphore. Le mélancolique met en contact, en
rapport de contiguïté, des choses qui ne sont pas à
première vue dans cette situation; parce que changeant de
place et de postures, par le fait qu'il est métablétique,
il assure, dans le temps, ce contact. C'est lui qui se déplace
et, ce faisant, met en rapport de contiguïté ce qui
était séparé dans l'espace, ce qui est une
autre façon d'expliquer la métaphore. Celle-ci suppose
un espace intermédiaire que le transport, justement, abolit.
Il faut penser que les mélancoliques sont métaphoriques
parce qu'ils sont métablétiques; c'est-à-dire,
pour tâcher d'être plus clair, qu'ils sont capables
de transporter parce qu'ils sont transportables et transportés.
On peut très bien vivre dans un univers complexe, où
les niveaux s'entrecroisent, sans que cela fût celui de la
confusion. Il suffit que cela fût l'univers de la distinction,
voire de la classification. Hérodote, déjà,
sait très bien distinguer entre rêves envoyés
des dieux et rêves physiologiques, ou psychologiques. Ainsi
je peux confondre, si je suis médecin, le rêve envoyé
par Dieu et celui qui vient des humeurs, mais c'est alors ma faute
de technicien. Cela ne remet pas en cause l'ordre divin.
Pour en savoir plus:
La Vérité des songes, De la divination dans le
sommeil,
d'Aristote, traduit du grec et présenté par Jackie
Pigeaud, Rivages poche.
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