LE REVE COMME PHENOMENE SOCIOCULTUREL
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Par Giordana Charuty,
ethnologue,
directeur de recherche au CNRS
Jusqu'à ces dernières années, la quasi-absence
d'une ethnographie du rêve pour les cultures européennes
laissait supposer qu'elles n'étaient pas des "
sociétés à rêves", à
l'instar des sociétés " primitives ".
De récentes enquêtes, menées en Italie
et en France, montrent au contraire que le rêve en Occident
s'inscrit dans de nombreuses pratiques sociales.
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J'avais une amie, il y a sept ou huit ans. On se racontait nos
rêves. Et puis, au fur et à mesure, on s'est moins
raconté. Maintenant, elle voit un psychiatre et moi un analyste,
alors c'est terminé. " C'est par ce genre de récit
que dans nos sociétés l'ethnologue appréhende
le rêve. Pour avoir recueilli de nombreux témoignages
semblables, le plus souvent féminins, il en déduira
que raconter ses rêves est une activité qui s'inscrit
dans un type particulier de relation sociale (le lien d'amitié)
souvent associé à un âge de la vie. Mais ces
récits suggèrent aussi autre chose: se soumettre à
une cure psychique psychanalyse ou psychothérapie - modifie
l'usage social que nous faisons du rêve. Celui-ci quitte la
sphère sociale de l'intimité pour devenir un instrument
d'exploration de sa propre subjectivité.
Qu'il se tourne vers l'Europe ou choisisse de décrire et
comprendre des sociétés lointaines, l'ethnologue définit
l'expérience onirique non comme une activité physiologique
ou psychique - ce qu'elle est aussi bien sûr -, mais comme
un domaine de la vie en société. Son analyse porte
sur l'intégration des récits de rêve dans l'espace
social, les différentes catégories d'expérience
onirique admises dans une culture, le statut accordé aux
perceptions du rêve, les modalités de leur interprétation
et les usages sociaux propres à chaque culture. C'est dire
que rêver ne renvoie pas seulement à l'intimité
du rêveur, libéré des contraintes de la conscience
éveillée; il s'agit aussi d'une activité collective,
soumise à des modelages culturels qui définissent,
pour chaque société, ce que sont l'expérience
et l'imagerie oniriques.
Les premiers ethnologues qui, sous l'influence de la psychanalyse,
se sont intéressés à l'expérience du
rêve dans les sociétés dites primitives entendaient
démontrer l'universalité de son symbolisme à
travers l'existence de " rêves-types ", dépositaires
dans toutes les cultures d'une même signification et manifestation
de l'universalité de l'esprit humain.
Des enquêtes de terrain ont été conduites dans
des " sociétés à rêve ", c'est-à-dire
des sociétés qui codifient de manière précise
les diverses catégories d'expériences visionnaires
et oniriques et leurs emplois légitimes. Ces études
ont révélé la pluralité des conceptions
indigènes du rêve en relation avec les conceptions
de la personne et du monde, ainsi que la diversité de ses
usages intellectuels et sociaux. Parmi ceux qui sont le plus souvent
évoqués, on peut mentionner l'initiation juvénile,
l'accès aux pouvoirs politique, religieux ou magique, la
transmission du savoir mythique, l'invention de nouveaux rites,
la création d'objets rituels ou esthétiques.
Ces usages ne sont pas absents des sociétés occidentales
: si le christianisme a disqualifié les devins et les rêves
des individus ordinaires, il a longtemps admis l'existence de rêveurs
prestigieux, les saints et les rois, dont les songes ont une valeur
prophétique. Malgré la condamnation de l'Eglise, la
tradition gréco-latine d'oniromancie, élaborée
entre les IIe et le Ve siècles par Artémidore, Valère
Maxime et Macrobe, est reprise à la Renaissance à
travers des ouvrages qui s'adressent à des publics plus ou
moins savants. Sa transmission sera ensuite assurée par la
littérature de colportage puis par les éditions spécialisées
dans les traités de magie ou les manuels de santé
à usage féminin.
En Italie, certains de ces textes, tel Le Livre des songes,
diffusé tout au long des XIXe et XXe siècles,
se présentent comme des manuels de techniques pour jouer
au loto. Il s'agit de procédures pour traduire en nombres
à jouer des événements étranges parmi
lesquels figurent en bonne place les images du rêve. Une origine
mythique est attribuée à ces manuels de magie qui
se présentent comme écrits de la main de Paracelse,
Pie de La Mirandole, Agrippa ou Salomon.
Nous admettons spontanément que le rêve est une activité
de la conscience endormie, renvoyant exclusivement au dormeur. Pourtant,
cette représentation n'a pas effacé d'autres conceptions
qui appréhendent l'activité onirique comme une expérience
de dissociation temporaire de la personne, favorisant l'évasion
de l'âme ou de l'esprit hors du corps. A côté
de la tradition médiévale du " voyage de l'âme
dans l'au-delà ", reprise sous une forme littéraire
par Le Roman de la rose et La Divine comédie de
Dante, une tradition orale active explicite, sous forme de récits
d'expérience, le statut du rêveur et les procédures
d'interprétation permettant de déchiffrer le sens
des rêves.
En Europe la tradition narrative recueillie par les folkloristes
à la fin du siècle dernier définit ainsi le
rêve comme une sortie de l'âme hors du corps. Voici
le récit recueilli dans les Landes par Félix Arnaudin,
en 1881 : " Un jour, deux hommes voyageaient ensemble. Comme
ils s'étaient arrêtés en chemin pour laisser
tomber la chaleur, l'un d'eux s'endormit à l'ombre. Tandis
que l'homme dormait , l'autre vit une mouche sortir de la bouche
de son compagnon et entrer dans le squelette d'une tête de
cheval qui se trouvait par là. Et cette mouche tourna dans
cette tête de cheval dont elle visita tous les recoins. Puis
elle revint dans la bouche du dormeur. Celui-ci dit à son
réveil : "Si tu savais le beau rêve que je viens
de faire ! J'ai rêvé que j'étais dans un château
où il y avait une infinité de chambres, toutes plus
belles les unes que les autres : jamais tu ne voudrais le croire.
Et sous ce château était enterré un grand trésor.
"
L'autre lui dit alors: "Veux-tu que je te dise où
tu es allé ? Tu es allé dans cette tête de cheval...
J'ai vu ton âme sortir de ta bouche sous la forme d'une mouche
et se promener dans tous les recoins de ces ossements, puis elle
est entrée dans ta bouche. " Alors, ces deux hommes
soulevèrent cette tête et creusèrent dessous,
et ils découvrirent le trésor. "
Ce récit met en place un dispositif expérimental
- un dormeur et un observateur - pour définir, à partir
d'un double point de vue, subjectif et objectif, le rêve comme
sortie de l'âme sous forme animale et la réalité
onirique comme une réalité métaphorique.
D'autres récits, regroupés sous le titre du Rêve
de trésor sur le pont, mettent en scène un déplacement
réel, entrepris à la suite d'un rêve dont le
sens advient cette fois encore au rêveur par la médiation
d'un tiers. En voici une version résumée, célèbre
en Allemagne : " Un pauvre homme rêve d'un pont particulier,
dans une ville lointaine, où il doit se rendre pour faire
fortune, trouver un trésor ou le bonheur, et comme le rêve
se répète plusieurs fois il finit par se rendre sur
le pont où il ne trouve rien du tout. Furieux de sa mésaventure,
il est sur le point de rentrer quand il rencontre un seigneur qui
lui demande ce qu'il cherche. Le pauvre homme lui raconte son rêve
et le seigneur se moque de sa crédulité en lui disant
: "Moi aussi, j'ai rêvé que je devais me rendre
dans tel et tel endroit et lever un trésor sous tel et tel
arbre; mais je n'y crois pas, les rêves ne sont que mensonges!"
Le pauvre homme est tout étonné car l'endroit que
l'étranger lui indique est son lieu natal et l'arbre lui
appartient. Il s'en retourne et y trouve le trésor! "
Dans le cas où le rêve met en scène deux rêveurs,
le récit du rêve a valeur de demi-vérité;
il faut ajuster les deux rêves comme on ajuste les deux moitiés
du symbole. Ces conceptions ne sont pas propres aux anciennes sociétés
paysannes; elles se retrouvent dans l'expérience sociale
contemporaine, dans diverses traditions culturelles qui, toutes,
érigent le rêve, son récit et son interprétation
au rang de technique de régulation des dysfonctionnements
de la vie sociale.
Le pouvoir de rêver et d'interpréter les rêves
est inégalement partagé. Il s'agit, en Europe, d'une
compétence essentiellement féminine. Les enquêtes
conduites en Italie, en Corse, en Grèce, comme dans le Midi
de la France, montrent la permanence de la fonction sociale de "
rêveuse " et d'interprète des rêves. Celle-ci
s'appuie sur la valeur prémonitoire accordée aux rêves.
Mais par là il faut entendre la mise en oeuvre, par les rêveuses,
de procédures de symbolisation pour donner sens, a posteriori,
à des événements malheureux qui affectent leur
famille ou leur voisinage, en les raccordant à leurs propres
perceptions oniriques.
A moins qu'il ne s'agisse d'utiliser ses rêves ou ceux d'autrui
pour orienter des décisions concernant la vie domestique,
les relations familiales, des problèmes économiques.
Cette compétence est définie comme une capacité
de voyance, c'est-à-dire d'accès à l'invisible,
spécifique aux femmes dans la mesure où elle se rattache
aux représentations populaires de la physiologie féminine.
Les différents états du corps féminin, et notamment
ses pouvoirs de fécondité, sont en effet définis
en termes de vision: " voir " c'est avoir ses règles,
" ne plus voir " qualifie la femme ménopausée.
Par là même toutes les femmes sont un peu magiciennes,
leur fertilité les fait accéder à un monde
autre et cette communication avec l'au-delà permet de donner
sens aux aléas de ce monde-ci. Cependant la maîtrise
de cette compétence n'a rien de spontané. Elle fait
l'objet d'un apprentissage, par transmission orale au sein de la
famille, par le biais de la fréquentation d'autres spécialistes
des arts divinatoires voyantes, tireuses de cartes, magnétiseuses
-, ou encore par la consultation de modes d'emploi imprimés.
Selon le public auquel ils s'adressent, ces écrits peuvent
reprendre, en l'actualisant, l'ancienne tradition onirocritique
héritée de l'Antiquité, ou mettre en oeuvre
une adaptation vulgarisée de la psychanalyse freudienne ou
jungienne. Ainsi définie, la " rêveuse "
exerce ses pouvoirs d'abord au sein de la famille. Elle se prévaut
de ses rêves et de ceux des autres membres de la famille,
dont elle garde la mémoire, pour redéfinir la place
et les devoirs de chacun aux moments critiques de l'histoire familiale,
tout en évitant d'assumer la responsabilité directe
du contrôle social qu'elle exerce. Mais cette compétence,
en milieu urbain, peut s'élargir au groupe de travail féminin,
qu'il s'agisse d'un bureau ou bien d'un atelier.
Outre le maintien ou la restauration des liens familiaux entre
vivants, le rêve conserve une dimension religieuse lorsqu'il
s'inscrit dans l'ensemble des techniques qui permettent aux vivants
de communiquer avec l'au-delà et d'agir sur le devenir des
défunts dans l'autre monde. Cette dimension de l'activité
onirique est une des attributions essentielles des rêveuses
mais elle fait également partie de l'expérience commune.
Ce qui est perçu en rêve est doté d'une réalité
objective non parce qu'on ne ferait pas la distinction entre le
réel et l'imaginaire mais parce que, dans le rêve,
le dormeur a accès à un monde et à un savoir
autres, qui se trouvent en étroite affinité avec le
monde et le savoir des morts.
Deux modalités d'accès sont attestées: soit
le rêveur est visité par les morts, soit l'âme
du rêveur, libérée des contraintes du corps,
se trouve transportée dans l'ailleurs, ce qui témoigne
de la permanence, dans les cultures occidentales, d'une conception
plurielle de la personne, susceptible de dissociation temporaire,
renouant ainsi avec les représentations les plus communément
admises dans d'autres cultures.
Dans tous les cas, que les dormeurs soient visités ou que
leur esprit voyage en d'autres lieux, les techniques de production
d'images oniriques sont des techniques d'interrogation du destin,
qui permettent de se déterminer dans le cadre de situations
hasardeuses.
L'utilisation de clefs des songes permet d'identifier et de sélectionner
des images signifiantes, dans le flot mouvant de l'imagerie onirique
spontanément produite. Mais, contrairement à ce que
suggère leur présentation qui associe de manière
stable un signifiant à un signifié, l'usage social
qui en est fait se présente comme la mise en oeuvre rétrospective
de procédures de symbolisation, pour traiter des événements,
le plus souvent malheureux - accident, mort, maladie -en les faisant
apparaître comme préfigurés dans l'expérience
nocturne et donc, par là même, nécessaires.
Les images bénéfiques correspondent à des
représentations métaphoriques du paradis, et les images
maléfiques à celles de l'enfer. Ce code visuel reproduit
ainsi les différents lieux de l'au-delà tels que,
dans le christianisme coutumier, le défunt les parcourt après
sa mort, pour atteindre le lieu du repos. Mais il existe aussi d'autres
codes, comme celui, auditif, qui consiste à écrire
les bruits que l'on entend durant la récitation de la neuvaine,
pour les comparer aux bruits que l'on aura entendu dans le rêve
qui suivra.
D'autres techniques modifient le rapport entre expérience
nocturne et réalité diurne. Le récit du rêve
au réveil permet d'activer ou au contraire de désamorcer
sa valeur prédictive : selon que le rêve est jugé
faste ou néfaste, il convient de le communiquer ou de le
taire. Les domaines de la réalité qui sont ainsi soumis
à la sanction du rêve recoupent ceux que l'on soumet
habituellement à la divination : la vie amoureuse, la réussite
aux examens, une décision d'ordre économique et, bien
sûr, la communication avec les défunts, qui relève
du travail de deuil mais permet également aux vivants d'agir
sur le destin des morts.
Rêver participe ainsi de ces arts de l'existence pratiqués
par les sociétés anciennes pour maîtriser
l'aléatoire, mais dont l'ethnographie montre justement qu'ils
sont toujours actifs dans les sociétés contemporaines.
Pour en savoir plus
- Rêver, in Terrain n°26, sous la direction de
G. Charuty, 1996
- Rêver la culture, in Anthropologie et sociétés
n° 18-2, sous la direction de S. Poirier, 1994.
- Le rêve et les sociétés humaines,
de R. Caillois et G. E. von Grunebaum (sous la direction),
Gallimard, Paris, 1967.
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Le Temps du rêve
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Cette peinture du rocher de Nourlangie, en Australie, représente
la mère du Temps du rêve accompagnée du peuple
des Etoiles. Dans la mythologie aborigène, le Temps du
rêve est la lointaine époque " idéale
" où vivait cette mère fondatrice.
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Le songe fondateur des aborigènes
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Le rêve en tant que divinité
Les premières enquêtes d'anthrophologie
psychanalytique ont eu lieu auprès des aborigènes
australiens.
Chez eux, le rêve est à la fois une divinité,
une catégorie du temps mythique et une expérience
individuelle qui s'inscrit dans une pratique sociale.
A la fin du XIXe siècle, lorsque les premiers
missionnaires s'installèrent en Australie parmi les aborigènes
Arandas, il se trouvèrent confrontés à un
terme qui revenait sans cesse: alchera, qu'ils traduisirent
par Dieu. Aux alentours de 1925, l'ethnologue Baldwin Spencer
découvrit que le mot utilisé renvoyait à
tout ce qui est associé aux temps fondateurs, mythiques,
lointains et mystérieux, en d'autres termes aux rêves.
Il semble en effet que pour les Arandas, tout ce qui les entoure,
tout ce qu'ils voient, tout ce qu'ils font procède de ce
qui a été établi dans le passé, et
remonte, selon l'expression de l'ethnologue américain Radcliffe
Brown, à l '" aurore du monde ". Demander
à un Aranda quel était son rêve revient à
le questionner sur son totem culturel ou le nom du grand mythe
et du rituel auquel il a été invité. Chez
les aborigènes d'Australie tout procède en effet
du rêve: un ancêtre est un " être
du rêve ". Le rêve renvoie avant tout
à une temporalité originaire, à un état
passé; les hommes sont censés soutenir sa perpétuation
en réitérant les actes ancestraux transmis de génération
en génération. Chez leurs voisins Warlpiris, comme
l'a décrit l'ethnologue Barbara Glowczewki, si le rêve
est Loi, ce n'est pas parce que les hommes font " comme
dans le rêve ", mais parce qu'ils le "
suivent à la trace "; leurs actions
consistent à transformer les images rêvées
en les actualisant par des gestes les rites -, qui viennent donner
sens aux mots - les mythes. Rêve-pluie-eau arrivé
après Rêve-éclair, croisant d'autres rêves,
tels Homme-initié ou Bâton-à-fouir, Rêve-varan
du séducteur ou de la séduite, sans qu'il n'y ait
de cesse les " esprits-enfants " (kurruwalpa), gardiens
du rêve de leurs pères, s'incarnent dans les hommes
qui produisent des images-forces, (kuruwarri) par leurs
rites, actualisant ainsi les noms et les itinéraires totémiques
(jukurrpa). Les aborigènes d'Australie vivront tant
que vivront leurs rêves.
" The Aranda ", de Baldwin Spencer,
Londres, 1927.
" Du rêve à la loi chez les aborigènes
", de Barbara Glowczewski, PUF, 1991.
Pascal Dibie, ethnologue à l'université
de Paris-VII
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Pratique chrétienne |

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En Italie du Sud, c'est aux saints que l'on demande
d'envoyer les rêves. On implore sainte Hélène,
sainte Rita ou saint Jean en énonçant le code visuel
qui permettra le déchiffrement des images oniriques: "
Oh sainte Rita, vierge et fiancée, / L'âme
au ciel et le corps à Gaeta, /Par ta sainteté, par
ta virginité, / Viens-moi en songe et dis-moi la vérité,
/Ma sainte Rita, si c'est bon, / Eglise préparée,
ornée et table apprêtée, / Si c'est mauvais,
fossés et précipices. "
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Islam: la domestication des rêves
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Le bonheur par le rêve
Un des premiers ouvrages musulmans consacrés
aux rêves s'intitulait :
Pour rendre le monde plus heureux par l'interprétation
des rêves.
Dans les années cinquante, l'ethnologue Bohumil Holas
étudia " quelques recettes employées au
Sénégal pour provoquer les rêves ", recettes
qui seraient encore utilisées aujourd'hui. Holas montre
qu'une tradition s'est installée très tôt
dans le monde musulman pour " domestiquer " les rêves
des croyants. Pour provoquer les rêves au Sénégal,
il faut d'abord trouver le " bon lieu ". Comme pour
la prière, il est essentiel que l'endroit où l'on
se couche soit propre. La nuit, la proximité des tombes
est recommandée, et pour les femmes celles des grands marabouts.
Si tous les mois du calendrier lunaire sont favorables au rêve,
nisan (avril) est, semble-t-il, le plus propice. Bien sûr,
rêver sur commande est le résultat de techniques
préparatoires. Il est recommandé de citer des versets
du Coran avant de se coucher, notamment ceux du premier livre
saint, le Fatiha, qu'il faudra dire sept fois, ou de prononcer
cent fois " Que Dieu me pardonne " ou encore
d'égrener vingt et une fois de suite les neuf noms de Dieu.
Aux récitations s'ajoute la gestuelle suivante: chuchoter
son désir particulier en cachant la bouche de la main droite,
puis de se coucher sur le côté droit, cette même
main sous l'oreiller. Si cela ne suffit pas à entrer dans
le rêve, certaines plantes communes au Sénégal
peuvent y aider: la racine de bakis ou le sindiégne. Dents
serrées au moment ou l'on s'endort, une solution d'eau
salée ou quelques fumigations de miel et d'encens donneront
des visions de terreur: démons, morts et êtres surnaturels
assurés. On peut aussi se couvrir le visage de kaoulane
(kaolin), de myrrhe liquide ou s'enduire de toute autre potion
opiacée pour rejoindre et résister aux mauvais djou
(esprits), à condition bien sûr de s'être protégé
par quelques talismans que l'on aura pris soin de placer dans
et sous sa couche, pour que tous ces voyages nocturnes restent
favorables au croyant.
P. D.
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Songes démoniaques en Chine
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Captation de rêve
Sur l'autel des Neuf Immortels du temple des Pierres
et des Bambous,
ces femmes tentent de capter le songe envoyé par un de
ces neuf seigneurs,
qui auraient vécu au III siècle av. J.-C.
En Chine, des temples intégrant des panthéons bouddhistes
et taoïstes sont à nouveau le lieu de pèlerinages
pour susciter des rêves divinatoires. Tel est le cas du
temple des Pierres et des Bambous, dans la province du Fujian,
dont la première construction remonte au IXe siècle.
L'ascension au sanctuaire, situé au sommet d'une montagne,
est elle-même ponctuée de consultations de devins.
Au terme de la montée, le pèlerin passera une ou
plusieurs nuits dans le temple pour recevoir le message transmis
par les âmes divines durant son sommeil. Pour être
sûr que le rêve obtenu correspond bien à la
question que l'on soumet aux dieux, on peut recourir à
des " rêveurs professionnels " : des femmes médiums
ou bien des enfants de la famille. Les raisons de venir rêver
sont les mêmes que celles qui conduisent à consulter
un médium ou un chaman : obtenir un diagnostic et des remèdes
en cas de maladie, définir la conduite à adopter
dans la vie sociale, les affaires, le métier. Le pèlerinage
contemporain s'inscrit ainsi dans une tradition qui, depuis la
plus haute Antiquité, accorde une extrême importance
à la divination en général et au rêve
en particulier, assimilé à un voyage de l'âme
qui s'extériorise pour communiquer avec les puissances
divines. Mais, l'ascension au sanctuaire est perçue comme
une forme d'exaltation du linggan, l'énergie vitale
du pèlerin qui entre en contact avec les propriétés
géomantiques de la montagne elle-même, puisque l'univers
est assimilé à un corps parcouru de flux vitaux.
Ces techniques de raffinement permettent à l'âme
la plus spirituelle de s'extérioriser pour fusionner avec
les âmes divines. Le rêve accordé par les dieux
vient alors consacrer cette fusion, mais on doit se garder des
rêves parasites envoyés par les démons. Enfin,
il arrive que l'on ne puisse pas rêver et ceci sera interprété
comme un refus des dieux, venant sanctionner un défaut
d'énergie ou des fautes cachées.
G. C.
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Consultation onirique
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Cette scène a été photographiée
en Pologne, au début du siècle.
La doctoresse Lipinska (à gauche) recherche les éventuelles
maladies révélées par les songes de sa cliente.
En Europe, ce sont surtout les femmes qui interprètent
les rêves.
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Les voyages oniriques des Joraïs
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Les Joraïs, qui constituent sans doute la plus importante
minorité ethnique du Vietnam, ont une science onirique particulière.
L'être humain est vu comme un couple composé de pô
+ böngat, en quelque sorte le " corps +
le moi que la mort ne détruit pas ". Pendant le
sommeil, le pô est allongé sur la natte et il arrive
que le böngat parte se promener; ce qu'il voit alors
en voyage nourrit les images du rêve. Chez les Joraïs,
ces images sont souvent décrites au réveil pour que
le dormeur puisse se " libérer " du rêve
par des stéréotypes presque aussi traditionnels que
le langage des mythes. Bien sûr, la sortie de böngat
est toujours risquée: brève, il s'agit d'un rêve;
longue, elle révèle la maladie et peut-être
la mort. A moins que böngat n'entraîne pô
avec lui, auquel cas l'homme devient fou ! Les Joraïs rêvent
parfois de divinités yang, qui apparaissent habituellement
comme des " humains-étrangers ". Au réveil,
il faut raconter son rêve aux anciens pour savoir si yang
a employé une " parole directe ". Voir une
canne à pêche par exemple est un rêve direct:
il faut aller pêcher. Rêver de divinités ou de
défunts de son sexe n'est habituellement pas très
dangereux, mais s'ils sont de l'autre sexe, on risque d'entrer en
folie. Il faut faire le récit libératoire de ces rêves,
se faire sauver par la parole afin de réintégrer la
norme rassurante de l'ordre social joraï. Il arrive que des
images resurgissent dans un rêve suivant, accrochant un nouveau
thème et ceci indéfiniment, comme dans le récit
d'un mythe. Il se peut, au contraire, que le rêve s'arrête
net sur l'amorce d'une séquence déjà vue dans
un rêve précédent; autre façon de mimer
les longs récits de la tradition qui ne finissent jamais
et se terminent par une allusion au fait que l ' " on connaît
la suite... ".
La vision onirique des Joraïs a souvent valeur de décision:
en cas de proposition de mariage, le rêve de la nuit suivante
indiquera s'il faut l'accepter ou non. Bien évidemment, comme
dans de nombreuses sociétés traditionnelles, le rêve
constitue avant tout pour les Jörais une technique de cure,
où les associations de sens et de sons (entendre le gong),
forgent la justesse de la parole d'une société.
" Forêt, femme, folie une traversée de l'imaginaire
joraï, " de Jacques Dournes, Aubier Montaigne, 1978.
P. D.
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Guajiros, les praticiens du rêve
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Chaman guajiro
Les rêves sont soumis à une interprétation
collective au sein du groupe familial ou local.
Le chaman, qui huit fois sur dix est une femme, joue un rôle
essentiel par la fréquence de ses " bons rêves
".
Dans la Guajira, péninsule partagée entre la Colombie
et le Venezuela vivent les Indiens Guajiros, " praticiens
du rêve ", selon l'expression de l'ethnologue Michel
Perrin. Le rêve est un vagabondage nocturne de l'âme
qui peut annoncer la maladie ou la mort. Le terme rêver définit
" une rencontre avec un double ". Chaque Guajiro
a son double et chaque événement est anticipé
sous la forme de reflets ou d'ombres hors d'atteinte dans les conditions
ordinaires. L'âme peut aller se perdre dans le " monde-autre
" peuplé de dieux, d'ancêtres, de créatures
fantastiques. Mais du vivant d'un être, les âmes se
fondent en Rêve, dont elles sont la substance même.
Cette substance, Rêve la répartira ensuite entre les
âmes des nouveau-nés, les esprits des chamans et les
songes individuels. Le cauchemar est un émissaire violent
de Rêve, " comme quelqu'un qui, arrivant très
vite, vous bouche le nez et vous étouffe ". Les
songes ordonnent le passé et décident de l'avenir
de chacun. Chaque image onirique est interprétable selon
un système de correspondance propre au monde symbolique des
Guajiros. Une chèvre vue en rêve égale un jeune
garçon, un taureau un homme, une jument, une vache, une femme,
etc. Si en rêve un renard vous mord, vous entrerez en conflit
avec un membre du clan Hinnu, associé au renard. Bien sûr,
des configurations plus complexes résultent de la combinaison
de rapports où la clef des songes appartient davantage au
chaman qu'au rêveur. Mais Rêve commande et bien des
songes sont prescrits; y surseoir fait courir un grand risque à
l'homme qui a reçu les ordres de Rêve
P.D.
" Les Praticiens du rêve ", de Michel Perrin,
PUF, 1992.
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