Les Joraïs, qui constituent sans doute la plus importante
minorité ethnique du Vietnam, ont une science onirique particulière.
L'être humain est vu comme un couple composé de pô
+ böngat, en quelque sorte le " corps +
le moi que la mort ne détruit pas ". Pendant le
sommeil, le pô est allongé sur la natte et il arrive
que le böngat parte se promener; ce qu'il voit alors
en voyage nourrit les images du rêve. Chez les Joraïs,
ces images sont souvent décrites au réveil pour que
le dormeur puisse se " libérer " du rêve
par des stéréotypes presque aussi traditionnels que
le langage des mythes. Bien sûr, la sortie de böngat
est toujours risquée: brève, il s'agit d'un rêve;
longue, elle révèle la maladie et peut-être
la mort. A moins que böngat n'entraîne pô
avec lui, auquel cas l'homme devient fou ! Les Joraïs rêvent
parfois de divinités yang, qui apparaissent habituellement
comme des " humains-étrangers ". Au réveil,
il faut raconter son rêve aux anciens pour savoir si yang
a employé une " parole directe ". Voir une
canne à pêche par exemple est un rêve direct:
il faut aller pêcher. Rêver de divinités ou de
défunts de son sexe n'est habituellement pas très
dangereux, mais s'ils sont de l'autre sexe, on risque d'entrer en
folie. Il faut faire le récit libératoire de ces rêves,
se faire sauver par la parole afin de réintégrer la
norme rassurante de l'ordre social joraï. Il arrive que des
images resurgissent dans un rêve suivant, accrochant un nouveau
thème et ceci indéfiniment, comme dans le récit
d'un mythe. Il se peut, au contraire, que le rêve s'arrête
net sur l'amorce d'une séquence déjà vue dans
un rêve précédent; autre façon de mimer
les longs récits de la tradition qui ne finissent jamais
et se terminent par une allusion au fait que l ' " on connaît
la suite... ".
La vision onirique des Joraïs a souvent valeur de décision:
en cas de proposition de mariage, le rêve de la nuit suivante
indiquera s'il faut l'accepter ou non. Bien évidemment, comme
dans de nombreuses sociétés traditionnelles, le rêve
constitue avant tout pour les Jörais une technique de cure,
où les associations de sens et de sons (entendre le gong),
forgent la justesse de la parole d'une société.
" Forêt, femme, folie une traversée de l'imaginaire
joraï, " de Jacques Dournes, Aubier Montaigne, 1978.
P. D.
|