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Par Nicolas Witkowski
directeur de la collection Points Sciences au Seuil
Giuseppe Tartini aurait composé la " Sonate du Diable
" en dormant; Jérôme Cardan aurait trouvé
la solution de l'équation du troisième degré
en rêvant et c'est dans un songe que Jean de La Fontaine aurait
puisé son inspiration pour écrire " Les Deux
pigeons ". Que penser de ces récits de songes créateurs
qui tendent à accréditer l'idée d'une intelligence
- sinon d'un génie - onirique? |
Le rêve a-t-il quelque chose à voir avec la création
scientifique ? Dans une histoire des sciences singulièrement
muette à ce sujet, et tout entière baignée des
sages lumières de la Raison, deux individus, et non des moindres,
proclament haut et fort avoir vu en rêve ce qui a fait leur réputation
scientifique. Le chimiste allemand August Kekulé (1829-1896),
fondateur de la chimie organique, somnolait au coin du feu lorsqu'il
vit une chaîne d'atomes de carbone se refermer sur elle-même,
" comme un serpent se mordant la queue ". Il en déduisit
la structure de la molécule de benzène six atomes de carbone
disposés en cercle. Quant au pharmacologue autrichien Otto Loewi
(1873-1961), prix Nobel de physiologie en 1936 pour la découverte
de la transmission chimique de l'influx nerveux, il se réveilla
un matin avec la sensation très nette d'avoir rêvé
la solution de l'énigme.
Pourquoi ce genre d'anecdotes a-t-il mauvaise presse
dans le milieu scientifique ? Le serpent, qui n'en demandait pas tant,
a fait l'objet de nombreuses attaques de la part des collègues
de Kekulé qui y voyaient un retour en force des vieux dogmes
alchimiques: Ouroboros, le serpent qui se mord la queue et symbolise
la continuité de la création, orne tous les manuscrits
alchimiques. Si l'on peut comprendre que le scientisme hérité
du XIXe siècle ait eu du mal à accepter cet (éternel)
retour aux âges obscurs, il est plus surprenant de constater qu'en
1984, une biologiste et un chimiste américains, John H. Wotiz
de l'université de l'Illinois et Susanna Rudofsky de l'université
de Chicago, aient éprouvé le besoin de démolir
le " mythe de Kekulé " en arguant que la chimie était
faite de travail expérimental et de faits strictement établis
mais en aucun cas de visions oniriques. Le malheureux serpent et les
infortunées grenouilles ont le don de hérisser les rationalistes
intégristes. Est-ce parce qu'ils évoquent les profondeurs
glauques de nos cerveaux reptiliens ?
Certes, le positivisme a la vie dure, surtout chez
les savants qui se plaisent à démontrer les miraculeux
effets de la sacro-sainte méthode scientifique. " Les
scientifiques ne rêvent pas! ", déclarait récemment
Christian de Duve, prix Nobel de médecine en 1974. Sans doute
voulait-il dire que le chercheur-entrepreneur d'aujourd'hui, lorsqu'il
signe un contrat avec l'industrie, séquence un gène ou
cosigne une publication annonçant la découverte d'une
nouvelle particule élémentaire, a tout intérêt
à ne pas rêver. Le vieil adage selon lequel " le génie,
c'est 95% de travail et 5% d'inspiration " contribue lui aussi
a opposer les aléatoires (et invérifiables) pouvoirs du
rêve aux transparentes certitudes du travail de laboratoire. Pourtant,
personne n'a encore réussi à définir la méthode
scientifique. Il y a une raison simple à cela: la méthode
scientifique n'existe pas.
Dès lors, on ne voit pas au nom de quoi il serait
interdit de rêver pour faire une découverte scientifique.
Mieux : on voit mal ce qui, hormis le rêve ou les états
de pensée plus ou moins altérés, pourrait permettre
le déplacement des cadres ordinaires de la pensée requis
par toute création, fût-elle scientifique. Si Kekulé
et Loewi ont fait parler leurs rêves, combien d'autres
les ont tus, ou ont dissimulé - effrayés à l'idée
de passer pour des médiums de laboratoire - le fait que l'"
idée " leur est venue en pleine nuit ? Francis Bacon, lorsqu'il
rêvait sa Nouvelle Atlantide, ou le physicien-alchimiste
Isaac Newton, qui répondait " en y pensant toujours
" (c'est-à-dire jour et nuit) lorsqu'on lui demandait
comment il avait trouvé la loi de l'attraction universelle,
étaient sans doute plus honnêtes à cet égard
que beaucoup de chercheurs contemporains. Eux, au moins, reconnaissaient
que tout est bon, et pas seulement le travail lucide sur des faits concrets,
pour faire progresser une recherche.
Car si toute recherche est un travail sur les faits,
elle est aussi (surtout ?) un travail sur soi-même, et, en niant
toute irruption de l'inconscient dans leur laboratoire, les chercheurs
ont fini par donner de la science une image singulièrement déformée.
Après avoir raillé les alchimistes (dont la recherche
n'était pas tant la pierre philosophale que, précisément,
le travail sur soi-même), brûlé les sorcières
et ridiculisé les médiums, la pensée occidentale
a inventé le génie, fourre-tout commode évitant
de se poser de gênantes questions sur les mécanismes cachés
de la découverte scientifique. Loin d'être dupe de la manoeuvre,
la sagesse populaire a aussitôt laissé tomber une pomme
sur la statue de Newton, fait crier Eurêka ! à un
Archimède dénudé et orné d'une ampoule (d'Edison)
tous les élans créateurs des inventeurs de bande dessinée.
Et la liste est loin d'être close, tant le commun
des mortels est convaincu qu'il n'y a pas de fumée sans feu et
qu'une idée géniale a forcément été
inspirée d'en haut si possible. Les vulgarisateurs le savent
bien, qui ont attribué à Albert Einstein un rêve
qui n'était pas le sien, celui d'une mouette volant à
la vitesse de la lumière... Aux dires de ses meilleurs spécialistes,
on ne trouve pourtant aucune mouette dans les écrits d'Einstein,
mais chacun est persuadé qu'un tel homme ne peut avoir révolutionné
la physique sans intercession divine ou onirique.
Voilà la science coincée entre la mythification
populaire et l'hypocrisie positiviste des savants. Il est temps que
les géniaux précurseurs reconnaissent que leurs meilleures
idées leur sont venues en dormant, en rêvant, ou pourquoi
pas, comme l'a avoué le mathématicien Christopher Zeeman,
" en allant aux toilettes. C'est alors, explique-t-il, que l'éclair
de l'inspiration m'a touché comme une bombe. " Car l'inspiration
frappe où elle veut, quand elle veut, sans se soucier des exigences
de la bienséance, et le travail intérieur du chercheur
- pourquoi s'en étonner? - rejoint plus souvent qu'on ne le croit
celui de l'artiste, du mystique ou de l'alchimiste. Opposer le rêve
à la lucidité, enfin, serait pardonnable si la science
du sommeil n'avait prouvé depuis belle lurette qu'il existe aussi
des rêves lucides. Tout bien considéré, l'entreprise
(inconsciente ?) des savants voulant faire croire au génie n'est
en rien innocente : faire prendre à Léonard de Vinci la
pose de sainte Thérèse d'Avila revient à remplacer
une Eglise par une autre, celle de la science, dont les chercheurs seraient
d'humbles serviteurs, en contact occasionnel mais direct avec l'au-delà.
Entreprise à vrai dire bien vaine : l'un des
derniers rêves avérés de l'histoire des science
ne concerne pas un valeureux scientifique, mais un employé de
bureau : M. Tompkins, mis eu scène par le talentueux physicien
George Gamow, n'accède au monde de la science que parce qu'il
s'endort à d'assommante conférences données par
des savants, et ses rêves échevelés en disent plus
sur la mécanique quantique et la relativité qu'une pleine
bibliothèque d'ouvrages érudits et irréprochables.
Tant que des frontières étanches n'auront
pas été tracées entre le " fait " scientifique,
dont la prétendue objectivité peut toujours être
mise en doute la métaphore, le rêve et l'inspiration divine,
nul ne pourra affirmer que le rêve n'a aucune part dans l'activité
scientifique. Tout porte même à croire que le vagabondage
intellectuel qu'autorise le rêve - éveillé ou non
- est un ingrédient indispensable les Anglo-Saxons appellent
le breakthrough et que l'on pourrait librement traduire par "
traversée du miroir ", en hommage à cet autre grand
rêveur que fut Lewis Carroll.
Hélas pour la science, l'époque n'a plus
guère le temps de rêver. " Les problè es
ne sont pas résolus par les rêveurs; ouvrez les yeux ",
affirme dans sa publicité une société pharmaceutique,
tandis que les laboratoires Bell, qui entretenaient sans aucune obligation
de résultat - donc aussi pour faire la sieste - une cohorte de
brillants cerveaux, viennent de fermer leurs portes. Corollaire direct
: la science court désespérément après les
découvertes d'envergure. Elle qui n'est pas avare en innovations
ou avancées notables et immédiatement médiatisables
n'a pas produit, depuis une trentaine d'années, de nouveauté
fracassante.
Si la science continue ainsi sur sa lancée rationnelle
et quelque peu étriquée, elle risque fort de nous transformer
en une armée de M. Tompkins rêvant tous de suivre Alice
dans un pays où la science aurait le droit rêver.
Pour en savoir plus
- Thematic Origins of Scientific Thought, Kepler to Einstein, de G.
Holton, Harvard University Press, 1973.
- Oeuvres choisies, de A. Einstein, Le Seuil/CNRS.
- M. Tompkins, de G. Gamow, préface de J.-C. Pecker, Dunod,
1992
songe scientifique |
Alors que le physiologiste allemand Burdach travaille à
la rédaction d'un traité sur le cerveau, il rêve
le 17 mai 1818 d'un " plexus céphalique de la cinquième
paire de nerfs cérébraux ", le 11 octobre
suivant un songe lui indique que la " forme de la voûte
à trois piliers est déterminée par celle de
la Voûte radiante ". " Tout joyeux de la vive lumière
que ces songes me semblaient répandre sur une grande masse
de phénomènes vitaux, je m'éveillai mais aussitôt
tout rentra dans l'ombre parce que ces vues étaient trop
en dehors de mes idées du moment."
Traité de Physiologie, Burdach, t. V, p. 213., cité
in Histoire du rêve, de Yannick Ripa, 0. Orban, 1988.
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Le serpent de Kekulé |

Je tournai ma chaise vers le feu et tombai dans un demi-sommeil.
De nouveau, les atomes s'agitèrent devant mes yeux [...]
De longues chaînes, souvent associées de façon
plus serrée, étaient toutes en mouvement, s'entrelaçant
et se tortillant comme des serpents. Mais attention, qu'était-ce
que cela ? Un des serpents avait saisi sa propre queue, et cette
forme tournoyait de façon moqueuse devant mes yeux. Je m'éveillai
en un éclair [...] August Kekulé von Stradonitz,
fondateur de la chimie du carbone, ou chimie organique, était
non seulement un grand rêveur, mais aussi un récidiviste.
Déjà, en 1858, la structure des molécules organiques
lui était venue en rêvassant. En 1865, c'est en somnolant
devant un feu qu'il " voit " celle, cyclique, du benzène.
On comprend mal que les universités allemandes n'aient pas
aussitôt institué des cours obligatoires de sieste
créative - avec travaux pratiques puisque apparemment la
découverte onirique réclame un certain entraînement.
Kekulé s'est cependant bien gardé de parler de son
rêve au moment de sa découverte. Il ne l'a fait que
trente-cinq ans plus tard, lors d'un banquet donné en son
honneur. Sage précaution. Sans cela, sa glorieuse carrière
aurait très certainement pris une toute autre direction...
"Apprenons à rêver concluait-il, mais
gardons-nous de rendre publics nos rêves avant qu'ils
n'aient été mis à l'épreuve par notre
esprit bien éveillé."
N.W.
D'Archimède à Einstein, les faces cachées
de l'invention scientifique, chap. Du rêve à la science,
de Pierre Thuillier, Fayard, 1988.
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La poésie rêvée |

Le poète anglais Samuel Taylor Coleridge (1772-1834) raconte
qu'il s'endormit un jour pendant une heure et qu'il composa en rêve
deux ou trois cents vers de son poème Koubla Khan. A
son réveil, il saisit une plume, de l'encre et du papier
et entreprit de transcrire les vers dont il se souvenait. Mais il
fut interrompu par un visiteur et quand il retourna à son
travail, il ne lui resta en mémoire que huit à dix
vers épars. " Tout le reste s'était évanoui
comme les images à la surface d'une rivière où
l'on a jeté une pierre. "
Dormir, rêver, chap. 7, la Créativité durant
le sommeil, William C. Dement, Seuil, 1981.
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Les deux grenouilles de Loewi |
Allan Hobson, psychiatre américain, rapporte une curieuse
découverte du prix Nobel de physiologie Otto Loewi: "Au
moment même où Freud promulguait sa théorie
du rêve, Otto Loewi se débattait en essayant de comprendre
pourquoi la stimulation électrique d'un nerf (le nerf vague)
avait pour effet de ralentir le coeur [ ... ] Après
s'être colleté quelque temps avec son problème
expérimental, Loewi se réveille un jour ayant rêvé
qu'il avait trouvé la solution. Mais impossible de se rappeler
le rêve! La nuit suivante, il va au lit avec la ferme intention
de rêver de nouveau à cette expérience cruciale."
Et cela marche! Au réveil, Loewi prépare deux
grenouilles, prélève le sang de l'une, dont il a ralenti
les battements cardiaques, et l'injecte dans le coeur de l'autre...
qui ralentit aussitôt. Loewi vient de découvrir les
curieux effets de l'acétylcholine. Et sa volonté farouche
d'orienter son rêve n'est pas sans rapport avec celle de Descartes
racontant (à la troisième personne) son troisième
rêve, fait le 10 novembre 1619: " Ce qu'il y a de singulier
à remarquer, c'est que doutant si ce qu'il venait de voir
était songe ou vision, non seulement il décida en
dormant que c'était un songe, mais il en fit encore l'interprétation
avant que le sommeil le quittât. " De ce rêve
résulta le fameux " Je pense donc je suis
", qui aurait pu être avantageusement remplacé
par " Je rêve donc je crée. "
N.W.
Le Cerveau rêvant, pp.35, 148-149, de J. Allan Hobson, Gallimard,
1992.
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La mouette d'Einstein |

La vulgarisation de la théorie de la relativité incite
à la métaphore. Tout amateur de physique a ainsi entendu
parier d'une mouette suivant un rayon lumineux, et l'a attribuée
sans autre forme de procès au grand Albert Einstein. Pourtant.
on a beau feuilleter en tous sens ses oeuvres complètes,
aucune mouette n'y bat des ailes. Il faut se rendre à l'évidence:
cet animal estimable, et tout aussi relativiste qu'un autre, a été
inventé par un vulgarisateur zélé. De fait,
Einstein ne devait guère aimer les animaux et son univers
métaphorique était assez impitoyable. On y rencontre
beaucoup de trains, des pierres qui tombent, la foudre, des règles
et des horloges, un homme dans une boîte, une table de marbre
et des bâtonnets, ingrédients a priori peu faits
pour exciter l'imagination. Pour couronner le tout, le seul animal
(fugitif) qui ait eu ses faveurs - dans Les théories de
la relativité restreinte et générale - est
un corbeau " supposons un corbeau qui, relativement
à un observateur sur le talus, vole à travers l'air
en ligne droite et d'une manière uniforme. Pour un observateur
dans le wagon en marche, le mouvement du corbeau sera à la
vérité d'une vitesse et d'une direction mais également
rectiligne et uniforme. " S'il n'y a rien là de
très enthousiasmant au plan littéraire, il ne faudrait
pas en conclure qu'Einstein était un piètre rêveur.
Son monde imaginaire, dont il sortait rarement, était même
d'une extraordinaire richesse. En témoignent l'audace de
ses théories et cette lettre adressée en 1942 à
l'un de ses amis: " [ ... ] Dans mes travaux, je suis plus acharné
que jamais, et j'ai réellement l'espoir d'avoir résolu
mon vieux problème de l'unité du champ physique. Cependant,
c'est comme avec un aéronef : cela permet de voler dans les
nuages, sans bien savoir comment on atterrira dans la réalité.
"
N.W.
Les Théories de la relativité restreinte et générale,
de Albert Einstein, Dunod, 1990.
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