L'esprit et le cerveau
Elisabeth Pacherie, Science et Avenir Hors-Série Le Rêve Dec. 96

L'esprit et le cerveau

CRITIQUE DU PARALLELISME PSYCHOPHYSIQUE

Nos rêves ont un contenu: nous rêvons que nous volons dans les airs ou que nous sommes traqués par un assassin dans les rues d'une ville inconnue. Certains d'entre eux renferment une forte charge émotionnelle. L'angoisse ressentie quand nous rêvons qu'un criminel est à nos trousses peut être si vive qu'elle nous arrache au sommeil. Enfin, les rêves entraînent de nombreuses impressions sensorielles, visuelles, tactiles, auditives ou motrices, parfois très intenses.

Les rêves possèdent ainsi trois propriétés qui sont autant de marques caractéristiques des phénomènes mentaux. Ce sont des états intentionnels au même titre que nos croyances, désirs, souvenirs ou intentions. A l'instar de nos expériences perceptives, ils ont un caractère qualitatif particulier. Comme nombre de nos états mentaux, ils peuvent être chargés d'affect. A première vue, les états oniriques apparaissent comme des états mentaux de plein droit, relevant ainsi d'un mode d'explication psychologique.

Toutefois, la découverte, dans les années cinquante, du sommeil paradoxal a permis d'associer le rêve à une activité cérébrale spécifique, en ouvrant la voie à une approche neurophysiologique des phénomènes oniriques. Qu'une telle approche soit possible et féconde rend-elle superflue toute explication psychologique ?

Le rêve n'est pas un cas isolé.

L'essor des sciences cognitives, et en particulier des neurosciences, pose de manière tout à fait générale la question du statut de l'explication psychologique. Si les états et processus mentaux sont sous-tendus ou réalisés par des états ou processus cérébraux, les explications psychologiques doivent-elles n'être considérées que comme des explications d'attente, destinées à s'effacer devant les modèles neurophysiologiques à venir?

Le débat contemporain sur les rapports entre l'esprit et le cerveau se distingue du débat philosophique classique sur l'union de l'âme et du corps; la plupart de ses protagonistes souscrivent en effet à une forme de monisme matérialiste. Autrement dit, ils considèrent que les états et processus mentaux sont des états et processus physiques. Nos explications psychologiques ordinaires supposent toutefois que nos croyances, désirs, intentions et autres états mentaux sont des causes de nos comportements et entretiennent les uns avec les autres des relations causales. Il en va de même des explications de la psychologie freudienne. Dans la théorie du rêve énoncée dans L'Interprétation des Rêves, Freud soutient que nos rêves sont causalement motivés par des désirs inconscients et que leur contenu manifeste est une représentation déguisée de la satisfaction du désir qui l'a suscité. De telles explications ne sont-elles pas appelées à disparaître ou à devenir redondantes, dès lors qu'on admet que nos états mentaux sont cérébraux?

On considère généralement qu'une explication causale fait intervenir des lois causales, strictes ou susceptibles d'exceptions, reliant certaines propriétés de la cause à certaines propriétés de l'effet. Ainsi, ne suffit-il pas pour expliquer un effet d'en mentionner la cause, encore faut-il mentionner la ou les propriétés de la cause qui sont causalement efficaces dans la production de l'effet. Le philosophe américain Fred Dretske en donne l'illustration suivante. Le chant d'une soprano peut avoir une signification (" Ah, que je suis belle en ce miroir! "), il peut aussi briser un verre en cristal, mais ce sont les propriétés acoustiques du chant et non ses propriétés sémantiques qui expliquent le bris du verre.

Il découle d'une telle conception que l'autonomie d'un niveau d'explication psychologique n'est directement menacée que pour autant qu'il y ait identité entre propriétés mentales et physiques. C'est ce que soutenaient, dans les années soixante, les avocats de la théorie de l'identité des types en affirmant que chaque propriété mentale était identique à une propriété physique. Dans une telle perspective, l'explication psychologique peut être considérée comme scientifiquement redondante par rapport à l'explication physique, même si elle est commode en pratique.

La thèse de l'identité des types se heurte toutefois à l'objection de la multi-réalisabilité des états mentaux. On peut concevoir que, de même qu'un programme informatique donné peut être réalisé par des systèmes matériels très différents, un état mental puisse avoir diverses réalisations physiques. Pourquoi devrait-on penser en effet que parce que l'on a pu définir chez une certaine espèce animale la caractérisation neurophysiologique d'un état mental, celle-ci soit transposable à toutes les créatures de toutes les autres espèces, réelles ou concevables, susceptibles d'occuper cet état? S'opposant à ce chauvinisme biologique, le fonctionnalisme s'est efforcé de défendre une forme de matérialisme non réductionniste.

Le fonctionnalisme est un matérialisme car il admet que chaque état ou processus mental particulier est identique à un état ou processus physique, mais c'est un matérialisme non réductionniste : les types d'états mentaux sont définis fonctionnellement. Autrement dit, la nature des relations qu'un état mental entretient avec les entrées sensorielles, les sorties motrices et les autres états mentaux détermine le type d'état mental dont il s'agit. A la thèse de l'identité des types, le fonctionnalisme substitue ainsi la thèse dite de la survenance du mental par rapport au physique. Dans sa formulation la plus simple, cette thèse énonce qu'il ne peut y avoir de changement dans les propriétés mentales sans changement dans les propriétés physiques, mais laisse ouverte la possibilité que les mêmes propriétés mentales aient des réalisations physiques différentes selon les individus ou les espèces.

Dans la mesure où les propriétés mentales auxquelles font référence les généralisations psychologiques ne sont pas réductibles à des propriétés physiques, le fonctionnalisme préserve la possibilité de principe d'un niveau autonome d'explication psychologique. Explications psychologiques et physiques opèrent à des niveaux de généralité différents. En défendant l'idée d'un niveau autonome d'explication psychologique, le fonctionnalisme ne prétend toutefois pas exempter la psychologie des exigences méthodologiques qui régissent la théorisation dans d'autres domaines.

En premier lieu, si la psychologie se veut science empirique, les généralisations explicatives proposées par le psychologue doivent en principe être falsifiables. Ainsi, la théorie freudienne du rêve comme satisfaction substitutive d'un désir inconscient est falsifiable puisque des contre exemples à cette thèse sont concevables. Comme l'a montré Adolf Grünbaum, Freud en personne a reconnu que les rêves des victimes de névroses traumatiques, qui revivent ainsi le choc qu'elles ont subi, constituaient des contre-exemples à sa thèse. Il a alors révisé sa théorie des rêves en conséquence.

En second lieu, le fait que les explications psychologiques ne puissent pas être éliminées en faveur d'explications de type neurophysiologique ne signifie pas que les découvertes de la neurobiologie n'exercent aucune contrainte sur la théorisation psychologique. En particulier, l'adhésion au monisme matérialiste , fût-il non réductionniste, va de pair avec l'acceptation du principe selon lequel seules des entités physiques peuvent exercer une action causale. Les propriétés mentales qui interviennent dans les explications causales que le psychologue donne des comportements doivent être considérées comme des propriétés de second ordre et ainsi tenir leur efficacité causale des propriétés physiques de premier ordre qui les réalisent. Une explication causale formulée en termes psychologiques ne saurait être acceptable que s'il est possible de lui faire correspondre chez un individu ou dans une espèce donnée une explication causale en termes de mécanismes et processus cérébraux.

Enfin, l'explication psychologique n'est pas hermétiquement refermée sur elle-même: on aurait tort de penser que des propriétés mentales puissent seules expliquer des propriétés mentales et n'expliquer qu'elles. Lorsque nous percevons un objet situé devant nous, notre état mental, la perception de l'objet, a une cause physique, un pattern lumineux sur la rétine. Dans cet exemple, une cause physique externe provoque un effet mental interne, mais il est aussi possible que des causes neurophysiologiques internes entraînent des effets mentaux.

Cette dernière possibilité est importante pour une théorie du rêve car elle suggère une approche des phénomènes oniriques distincte de l'approche psychanalytique traditionnelle. La théorie freudienne vise à expliquer les phénomènes oniriques, qu'elle considère à bon droit comme mentaux, par des causes mentales, des désirs inconscients. Ce type d'approche n'est pas irrecevable, mais on aurait tort de penser qu'il soit le seul possible. Que les phénomènes oniriques soient des phénomènes mentaux n'implique pas que seule une explication par des causes mentales puisse en rendre compte. Le modèle d'activationsynthèse développé par le neurobiologiste américain J. Allan Hobson illustre la possibilité d'explications alternatives. Selon le premier volet de ce modèle (la phase d'activation), le tronc cérébral joue un rôle clé dans le déclenchement du rêve. Il commande le blocage des entrées sensorielles et des efférences motrices, coupant ainsi le cerveau du monde extérieur; il provoque également une activation des centres visuels, des aires associatives et des centres émotionnels en substituant aux signaux d'origine externe des signaux endogènes.

Hobson impute donc une origine causale neurophysiologique et non mentale aux phénomènes oniriques, mais son modèle n'est pas pour cela plus réductionniste qu'une théorie de la perception qui soutient que nos états perceptifs sont engendrés par des signaux physiques externes. En outre, que les phénomènes oniriques soient déclenchés par des processus neurophysiologiques ne signifie en aucune manière qu'il n'y pas de place pour des explications psychologiques dans une théorie du rêve.

Le second volet du modèle de Hobson, qui concerne la manière dont les signaux sensoriels, émotionnels et moteurs engendrés par les processus d'auto-activation sont synthétisés, intégrés et interprétés, est largement ouvert à l'investigation psychologique. A la psychologie cognitive tout d'abord, qui vise à dégager les principes qui gouvernent les différents modes de traitement de l'information et à laquelle le rêve offre un objet d'étude spécifique puisque les processus d'interprétation fonctionnent en l'absence de certaines contraintes externes et internes qui opèrent à l'état vigile. A une psychologie des profondeurs ensuite, car il n'est pas exclu que les processus interprétatifs qui régissent la synthèse onirique portent la marque de l'histoire et des traumatismes affectifs des individus.

Mais quelle qu'en soit l'orientation, une théorie psychologique doit se soumettre à la double contrainte de la testabilité et de la compatibilité avec les données des neurosciences, faute de quoi l'autonomie de l'explication psychologique ne rimerait plus qu'avec spéculation anarchique.

Pour en savoir plus

  • Philosophie et psychologie, de Pascal Engel, Folio Essais, 1996, Paris.
  • The Foundations of Psychoanalysis, d'Adolf Grünbaum, Berkeley University of California Press;
  • Les Fondements de la psychanalyse, trad. fr. de J. -C. Dumoncel, PUF, déc. 1996, Paris.
  • Fonctionnalismes, dossier coordonné par Elisabeth Pacherie, Intellectica, n°21,1995.

La fantasia des rêves

Cette représentation schématique s'inspire de la conception endogène du rêve chez Aristote. Pendant le sommeil, l'imagination (fantasia) agit librement et conçoit souvent des formes étranges, étonnantes ou absurdes. On note sur ce diagramme le sens du processus de cognition (A), le sens du processus du rêve (B), l'influence venant du corps (C) et les influences provenant des étoiles (D) qui n'agissent que par le corps et enfin les influences de l'âme rationnelle (E). D'après Gregor Reisch, Margarita mundi, Strasbourg, 1504, Bibliotheca Nazionale Centrale, Florence.

Les rêves de " l'animal-machine " selon Descartes

" Premièrement, il ne faut que jeter les yeux sur cette figure (schéma du haut), et voir comment les petits filets D qui vont se rendre dans les nerfs y sont lâches et pressés, pour entendre comment lorsque cette machine représente le corps d'une homme qui dort, les actions des objets extérieurs sont pour la plupart empêchées de passer jusqu'à son cerveau, pour y être senties; et les esprits qui sont dans le cerveau empêchés de passer jusqu'au membres extérieurs, pour les mouvoir: qui sont les deux principaux effets du sommeil. Pour ce qui est des songes, ils dépendent de l'inégale force que peuvent avoir les esprits qui sortent de la glande H, et en partie des impressions qui se rencontrent dans la mémoire: en sorte qu'ils ne diffèrent pas de ces idées dont j'ai dit ci-dessus se former quelquefois dans l'imagination de ceux qui rêvent étant éveillés, si ce n'est que les images qui se forment pendant le sommeil, peuvent être beaucoup plus distinctes et plus vives, que celles qui se forment pendant la veille. Dont la raison est, qu'une même ,force peut ouvrir davantage les petits tuyaux, comme 2, 4, 6, et les pores comme a, b, c qui servent à former ces images, lorsque les parties du cerveau qui les environnement sont lâches et détendues, ainsi que vous le voyez en cette figure (schéma du bas), que lorsqu'elles sont toutes tendues, ainsi que vous le pouvez voir en celles qui la précédent. "

" L'homme ", de Descartes, AT, XI, pp. 198-199. Textes établis et annotés par Annie Bitbol-Hespériès et Jean-Pierre Verdet, coll. Sources du savoir, Seuil, 1996.

Jeu de l'oie mental

Jeu de l'oie mental

Si la théorie de la phrénologie de l'anatomiste allemand Franz Josef Gall a pu inspirer une géographie du cerveau aussi fantasmatique que celle qui figure ci-dessus, où chaque situation de la vie se voit associée à une aire cérébrale, il n'en reste pas moins que l'étude des troubles créés par des lésions cérébrales circonscrites a mit en évidence l'existence d'une spécialisation cérébrale fonctionnelle. Toutefois, les capacités cognitives complexes, par exemple le langage, font intervenir tout un ensemble de sous-systèmes distincts. Comprendre le fonctionnement cognitif exige donc non seulement l'identification des fonctions de composantes locales, mais aussi la caractérisation de leurs modes d'organisation et d'interaction.

E. P.

Freud, fonctionnaliste avant la lettre

Certains défenseurs d'une conception herméneutique de la psychanalyse ont reproché à Freud son scientisme réductionniste. A l'inverse, Karl Popper, dénonçant le côté infalsifiable de la psychologie freudienne, a vu dans celle-ci une forme de mythologie et non une théorie scientifique. Quel est donc le statut de la psychologie freudienne ? Dans The foundations of psychoanalysis (traduction française au PUF), Adolf Grünbaun montre que, si Freud a bien flirté avec le réductionnisme dans son Projet de psychologie scientifique, où il expose en 1895 sa conception de la base neurophysiologique des processus psychiques, il a, dès l'année suivante, renoncé à sa conception réductionniste de la scientificité en faveur d'une conception méthodologique et épistémique. S'il continue à revendiquer pour la psychanalyse le statut de science de la nature, c'est avant tout parce qu'il considère que ses observations cliniques constituent des éléments de preuve en faveur de sa théorie du refoulement. Contrairement à ce que soutient Popper, la théorie psychanalytique, fondée sur une démarche inductive, n'est pas en principe infalsifiable. Des données cliniques contraires aux hypothèses freudiennes constitueraient des falsifications de la théorie. Freud lui-même, dans sa Révision de la théorie des rêves parue en 1933, prendra acte de la falsification de ses hypothèses initiales. Dans la mesure où les explications qu'il propose font intervenir des lois causales psychiques. Sans ignorer la valeur heuristique des modèles neurobiologiques, il ne cherche pas à réduire ces explications à des explications causales neurophysiologiques. C'est pourquoi Freud ne peut être considéré comme un fonctionnaliste avant la lettre. On peut néanmoins s'interroger sur la validation scientifique des hypothèses psychanalytiques au regard des normes inductives que Freud lui-même acceptait. A cet égard, comme le montre Grünbaum, les raisonnements de Freud sont parfois fort critiquables.

E. P.

Freud, neurobiologiste

Dans son Esquisse d'une psychologie scientifique, Freud dépeint un circuit neuronal qui peut transmettre l'énergie d'un stimulus imposé selon deux voies différentes : la voie alpha-gamma qui conduit à une décharge de l'énergie imposée sous la forme d'un mouvement et le " raccourci " (de a à b) qui met l'énergie en réserve pour une décharge ultérieure, par exemple, lors d'un rêve.

La querelle des causes et des raisons

L'ambition d'une psychologie scientifique naturaliste est de proposer des explications causales des comportements. Cette objectif est dénoncé par les partisans d'une approche herméneutique de l'esprit, pour qui une conception causaliste de l'explication psychologique méconnaît ce qui fait l'essence du mental. Selon leurs arguments, une explication psychologique a pour objet de rendre intelligible les comportements d'un agent. Rendre intelligible une action, c'est énoncer les raisons qui la motivent, en donner la signification aux yeux de l'agent et de ceux qui cherchent à la comprendre. Or la connexion entre les raisons et les actions ne saurait être causale; elle est d'ordre logique. Cette objection s'adresse aussi bien à Freud - qui aurait, selon Jean-Paul Sartre, commis l'erreur de traiter la signification des états mentaux sur le modèle de la relation cause-effet qu'à la psychologie cognitive contemporaine, accusée d'ignorer la dimension normative de l'explication psychologique. Comme le montre Pascal Engel dans Philosophie et Psychologie, la plupart des naturalistes répondent à ces objections non pas en niant que les explications psychologiques soient des explications par des raisons, mais en soutenant que les explications par les causes et les explications par les raisons sont compatibles et complémentaires. Donald Davidson, l'un des plus fervents défenseurs de cette compatibilité, souligne notamment que, s'il y a toujours plusieurs raisons possibles d'une action, expliquer une action, c'est identifier parmi ces raisons celle pour laquelle l'agent a agi. Or, qu'est-ce qui distingue cette raison effective d'autres raisons possibles, si ce n'est l'existence d'une connexion causale entre elle et l'action ? L'argument herméneutique repose de surcroît sur l'idée qu'une explication psychologique causale est nécessairement réductionniste, ce que nie précisément le fonctionnalisme dont se réclame aujourd'hui la psychologie scientifique.

E. P.

La causalité onirique

Selon le modèle d'activationsynthèse de Hobson, le rêve est le produit du traitement de signaux endogènes, chaotiques et disparates, qui doivent être assemblés en l'absence des structures externes d'espace et de temps, et des contraintes internes de cohérence logique qui opèrent à l'état vigile.

Schéma fonctionnaliste du rêve

Ce schéma inspiré du modèle d'activationsynthèse de J. Allan Hobson, illustre le mode spécifique de traitement de l'information pendant le rêve. On notera qu'ici les boîtes représentent des fonctions cognitives et non des structures neurologiques. Il s'agit donc d'un modèle psychologique et non d'un modèle neurophysiologique comme celui de Hobson.

E.P.

L'union du corps et de l'âme

Avec la naissance de la physique moderne et les débuts de la mathématisation du réel, s'institue entre la matière et la pensée, l'âme et le corps, une coupure ontologique qui sera au coeur des interrogations philosophiques du XVIIe siècle. Si la dualité de nature des substances pensante et étendue apparaît comme une évidence, l'union de l'âme et du corps ne semble pas moins irréfutable. Comment en rendre compte? Le philosophe allemand Leibniz, dans une comparaison célèbre, définit les trois options possibles: cartésienne, malebranchiste et la sienne propre:

" Figurez-vous deux horloges ou deux montres, qui s'accordent parfaitement. Or cela se peut faire de trois façons. La première consiste dans l'influence mutuelle d'une horloge sur l'autre; la seconde dans le soin d'un homme qui y prend garde; la troisième dans leur propre exactitude [...] Mettez maintenant l'âme et le corps à la place de ces deux horloges. Leur accord ou sympathie arrivera aussi par l'une de ces trois façons. La voie de l'influence est celle de la Philosophie vulgaire; mais comme on ne saurait concevoir des particules matérielles, ni des espèces ou substances immatérielles, qui puissent passer de l'une de ces substances dans l'autre, on est obligé d'abandonner ce sentiment. La voie de l'assistance est celle du système des causes occasionnelles; mais je tiens que c'est faire venir Deum ex machina, dans une chose naturelle et ordinaire où selon la raison il ne doit intervenir que de la manière qu'il concourt à toutes les autres choses de la nature. Ainsi il ne reste que mon Hypothèse, c'est-à-dire que la voie de l'harmonie préétablie par un artifice divin prévenant, lequel dès le commencement a formé chacune de ces substances d'une manière si parfaite et réglée avec tant d'exactitude, qu'en ne suivant que ses propres lois, qu'elles a reçues avec son être, elle s'accorde pourtant avec l'autre. " (" Système nouveau de la nature. ")

A ces trois options, il en faut pourtant ajouter une quatrième, moniste celle-là: la thèse spinoziste d'une substance unique dotée d'une infinité d'attributs parallèles dont la pensée et l'étendue, attributs qui sont comme autant de cadrans d'une même horloge.

E. P.