Le cerveau rêveur
Jean-Louis Valatx , Science et Avenir Hors-Série Le Rêve Dec. 96

Par Jean-Louis Valatx,
directeur de recherche à l'Inserm,
Université Claude-Bernard, à Lyon.

Quelles sont les structures cérébrales et les neurotransmetteurs impliqués dans le sommeil paradoxal ? Comme l'explique ici Jean-Louis Valatx, le réseau neuronal du sommeil paradoxal est assimilable à un pacemaker localisé dans le tronc cérébral, dont l'action est soumise au contrôle d'un réseau inhibiteur.

L'activité électrique et métabolique intense observée au cours du sommeil paradoxal a été un argument majeur en faveur du sommeil comme phénomène actif résultant de la mise en jeu de structures nerveuses spécifiques. Au fur et à mesure de la progression des connaissances, on est passé de la notion de centre du sommeil à celle de système ou de réseau pour définir un circuit complexe prenant en charge cette fonction. Chaque maillon du réseau communique avec les autres par la libération de substances chimiques, les neuromédiateurs, qui se fixent sur des récepteurs situés sur la membrane de la cellule recevant le message. La spécificité ne vient pas de la présence de tel ou tel neuromédiateur, mais de la configuration du réseau, dans lequel se trouvent de nombreux médiateurs qui peuvent être communs à plusieurs réseaux.

Un ensemble de paramètres biologiques caractérise le sommeil paradoxal au cours duquel le rêve va survenir. Certains, dits toniques, persistent pendant toute la durée du rêve comme la paralysie musculaire et l'activité corticale rapide. D'autres, dits phasiques, surviennent de façon discontinue et aléatoire comme les nombreux mouvements oculaires et les discrets mouvements de la face et des extrémités des membres. Très schématiquement, le sommeil paradoxal peut être envisagé comme résultant de l'interaction de deux réseaux: le réseau exécutif, responsable des aspects phénoménologiques, et le réseau de contrôle dit permissif. Si le système exécutif est bien connu, le système permissif l'est moins car il se révèle de plus en plus complexe. Il semble être à l'origine des variations des durées de sommeil induites par l'environnement ou par l'adaptation à des situations nouvelles et à certains aspects génétiques.

Pour chacun des paramètres du sommeil paradoxal, des neurones ont été identifiés, dits SP-ON, tous situés dans le tronc cérébral inférieur (pont et bulbe).

L'atonie musculaire est la conséquence de l'inhibition des motoneurones spinaux par la glycine, neurotransmetteur inhibiteur libéré sous l'influence de deux groupes de neurones du cerveau postérieur, la région du Locus coeruleus a et péri-a et le groupe réticulé bulbaire magnocellulaire (MC). Ces neurones du Locus coeruleus (LC) possèdent des récepteurs cholinergiques. L'injection locale de carbachol, analogue cholinergique, déclenche l'atonie posturale et le sommeil paradoxal avec une latence très courte. Les neurones du noyau MC bulbaire, non cholinergiques et non cholinoceptifs, reçoivent des afférences glutamate (Glu) venant du groupe du LC. L'injection locale de Glu déclenche ainsi l'atonie posturale. La lésion de ces neurones supprime la paralysie musculaire du sommeil paradoxal.

L'activation corticale du sommeil paradoxal, très voisine de celle de l'éveil, dépend principalement de deux structures contenant des neurones, soit cholinergiques, actifs pendant l'éveil et le sommeil paradoxal, soit non cholinergiques, uniquement actifs au cours de la phase de sommeil paradoxal. Ces neurones se projettent de manière diffuse sur le thalamus et l'hypothalamus postérieur, relais vers le cortex. Les neurones aminergiques, silencieux pendant le sommeil paradoxal, ne participent pas à cette activation.

Les mouvements des yeux et de la face produits par les noyaux oculo-moteurs et le nerf facial sont souvent synchrones d'une activité particulière, appelée activité PGO (ponto-géniculo-occipitale), car elle a été détectée au niveau de trois régions, le pont ou protubérance annulaire, le thalamus (noyau géniculé latéral) et le lobe occipital. Cependant, aucune connexion anatomique n'a été mise en évidence entre les neurones PGO et les noyaux des nerfs crâniens. Ces structures reçoivent des afférences du noyau réticulé pontique caudal qui serait ainsi le générateur des activités phasiques du sommeil paradoxal. Les pointes PGO prennent leur origine au niveau du tegmentum pontique : noyau latéro-dorsal du tegmentum, partie rostrale du LC-a et région péribrachiale.

Isolées ou groupées selon une distribution aléatoire, ces activités ressemblent à un code et pourraient être porteuses d'informations pour les neurones qui les reçoivent. Les neurones PGOON sont cholinergiques, et reçoivent des afférences excitatrices non encore identifiées et des afférences inhibitrices aminergiques principalement sérotoninergiques.

Autre caractéristique "tonique" du sommeil paradoxal de l'homme, l'érection pénienne ne semblait présente que chez les primates. Mais tout récemment, ce phénomène a été mis en évidence chez le rat, grâce à l'enregistrement simultané de la pression sanguine du corps caverneux et des muscles de la base du pénis. Elle survient sous forme de brèves élévations (quelques secondes) de la pression artérielle dans 30 % des épisodes de sommeil paradoxal. Chez le rat, elle peut être classée comme une activité phasique. Mais, contrairement aux autres activités de ce type, le déclenchement de l'érection ne semble pas venir du tronc cérébral mais de l'hypothalamus antérieur.

Le réseau exécutif peut être assimilé à un pacemaker, c'est-à-dire fonctionnant en permanence s'il est isolé et non bloqué par des afférences inhibitrices. Cela peut s'observer chez le fœtus au cours de l'ontogenèse. La maturation du cerveau (myélinisation) débute en effet au niveau du tronc cérébral où se situent les structures exécutives du sommeil paradoxal, les seules à être actives à cette période de la vie. Puis, la maturation progressant vers le cerveau antérieur, les réseaux du sommeil lent et de l'éveil se développent, deviennent fonctionnels et contrôlent la survenue du sommeil paradoxal.

Chez l'adulte, un état équivalent à celui du fœtus peut être obtenu pendant quelques heures à la suite de l'injection de muscimol, agoniste Gaba (transmetteur inhibiteur), dans l'hypothalamus postérieur ou dans la substance grise périaqueducale du mésencéphale.

Le réseau permissif est constitué en partie par les neurones dits SP-OFF, aminergiques (noradrénaline, sérotonine et histamine). En s'arrêtant de fonctionner au début du sommeil paradoxal, ils lèvent l'inhibition exercée sur les neurones du système exécutif. Ces neurones font partie du système de l'éveil. Ce système permissif est lui-même sous le contrôle de plusieurs groupes de neurones situés à différents niveaux (hypothalamus, tronc cérébral).

Ainsi, les mécanismes du déclenchement du sommeil paradoxal semblent simples. La levée des différentes inhibitions qui s'exercent sur les réseaux exécutifs permet à ces derniers de s'exprimer. Les systèmes permissifs contrôlent de façon très stricte le déclenchement du sommeil paradoxal et empêchent sa survenue en dehors du sommeil. Toute cette machinerie dont on a pas fini de comprendre le fonctionnement définit le cadre, le poste de télévision (sommeil paradoxal) dans lequel se déroule le film onirique. Cette imagerie est générée par le cerveau antérieur (système limbique, cortex), stimulé par l'activité PGO.

Pour en savoir plus

  • Recherches sur les structures nerveuses et les mécanismes responsables des différentes phases du sommeil physiologique, de M. Jouvet. Arch. Ital, Biol., n°100, pp. 125-206.
  • The Role of Monoamine and Acetylcholine containing Neurons in the Regulation of the Sleep-waking Cycle, de M. Jouvet. Physiol. Rev., n°64, pp.166-307.
  • The Sleep-waking Cycle, de G. Moruzzi. Physiol. Rev. n°64, pp. 1-165.
  • Executive Mechanisms of Paradoxical Sleep, de K. Sakai. Arch. Ital, Biol. n°126, pp.239-257.
  • Le Comportement onirique du chat, de J.-P. Sastre et M. Jouvet. Physiol. Behav. n°22, pp. 979-989.
  • Régulation du cycle veille-sommeil, de J.-L. Valatx in Le Sommeil humain, de 0. Benoît et J. Foret, Masson, 1995.
La chimie des rêves

Comme tous les neurotransmetteurs (on en a isolé à ce jour environ 70), la sérotonine est une substance naturelle qui intervient dans la transmission des signaux nerveux au niveau des jonctions entre les neurones. La sérotonine est impliquée à la fois dans l'activité cérébrale de l'éveil, de l'endormissement et dans le contrôle des pointes PGO (ponto-géniculo-occipitales) caractéristiques du sommeil paradoxal.

Neurones SP-ON

Les récepteurs muscariniques de l'acétylcholine (en orange sur le cliché) sont impliqués dans le blocage des ondes lentes et dans l'activation du cerveau au cours du sommeil paradoxal. Les neurones cholinergiques appartiennent ainsi au réseau neuronal exécutif du sommeil paradoxal et sont dits neurones SP-ON, car ils sont actifs pendant cette phase de sommeil.

Le réseau du sommeil paradoxal

Pour appréhender les mécanismes du sommeil paradoxal, il est nécessaire de les replacer dans l'ensemble de la régulation du cycle veille-sommeil. Pour des raisons de sécurité, le sommeil paradoxal de l'adulte, avec sa paralysie musculaire, survient toujours après une période de sommeil. On peut résumer la régulation du cycle veille-sommeil-rêve par un modèle très simplifié comprenant cinq éléments: les deux pacemakers du sommeil, le système d'éveil inhibiteur du sommeil avec son frein pour l'endormissement et l'horloge biologique pour le rythme circadien. Le sommeil paradoxal fonctionne, quant à lui, comme un pacemaker. Il en est de même pour le sommeil calme à ondes lentes. L'alternance sommeil lent/sommeil paradoxal (rythme ultradien, moins de 24 heures) semble avoir un support métabolique. Au cours du sommeil paradoxal, le cerveau consomme autant de glucose et d'oxygène que pendant l'éveil. La durée du rêve est ainsi dépendante des réserves énergétiques disponibles. On sait que l'hypoxie de haute altitude réduit le temps de sommeil paradoxal. A l'opposé, pendant le sommeil lent, se produit une économie d'énergie (diminution du métabolisme général et de la température corporelle) associée à la reconstitution des réserves énergétiques grâce à la synthèse cérébrale de glycogène et de protéines sous l'influence de l'hormone de croissance. Pour être éveillé, deux mécanismes complémentaires sont mis enjeu. L'un exerce une inhibition sur les deux réseaux du sommeil lent et paradoxal, l'autre stimule l'ensemble du cerveau. La régulation de l'éveil est un phénomène complexe mettant enjeu des structures multiples et redondantes. L'éveil est entretenu par les stimulations externes (environnement) et internes. Pour s'endormir, la réduction des stimulations éveillantes est nécessaire mais non suffisante. Pour libérer les pacemakers du sommeil et du rêve, le blocage de l'éveil est effectué par un système anti-éveil ou de l'endormissement. Situé à un carrefour stratégique (hypothalamus antérieur) qui participe à de nombreuses fonctions vitales (température, reproduction, faim, soif), ce système intégrerait l'état fonctionnel de l'organisme et déclencherait le sommeil avant son épuisement à un moment précis du nycthémère sous l'influence de l'horloge biologique. En réponse à des situations particulières, il serait responsable des augmentations des durées de sommeil lent (fatigue musculaire) ou de rêve (situations nouvelles) en bloquant l'éveil plus longtemps. Les différentes substances dites hypnogènes ou somnifères naturels synthétisés par le cerveau seraient des inhibiteurs de l'éveil.

J.-L.V.

Neurones SP-OFF

Le système du raphé contient des neurones sérotoninergiques qui présentent une fluorescence jaune-verte sous l'influence de rayonnement U.V. Ces neurones sont actifs pendant l'éveil. En s'arrêtant de fonctionner, ils lèvent le frein exercé sur les réseaux du sommeil et du rêve. Ils font ainsi partie du réseau neuronal permissif ou inhibiteur du sommeil paradoxal et sont appelés neurones SP-OFF.

Le rebond de sommeil après privation

La privation sélective de rêve pendant plusieurs jours, en réveillant le sujet dès que le sommeil paradoxal commence, entraîne des modifications du comportement (agressivité, troubles de la mémoire, hallucinations, suggestibilité accrue). A l'issue de cette privation, on observe une augmentation du sommeil, appelée rebond. Cette récupération est proportionnelle à la durée de la privation, mais elle ne représente, en moyenne, que 60 % de la dette. Le rebond est généralement attribué à l'accumulation de substances hypnogènes au cours de la privation. Cependant, après certaines lésions cérébrales ou après une manipulation pharmacologique, il est possible de supprimer le rebond sans modifier le sommeil spontané. De cette observation (dissociation rebond-éveil prolongé), on a déduit que le rebond est produit par un mécanisme indépendant de celui du sommeil. Cette boucle de régulation renforce l'effet anti-éveil. Une partie de ce rebond est due au stress inhérent aux méthodes de privation. Par ailleurs, la durée du sommeil paradoxal de l'animal est augmentée à la suite d'expositions à des situations nouvelles, inhabituelles, mettant en jeu la survie, comme apprendre à sortir d'un labyrinthe ou à appuyer sur une pédale pour obtenir de la nourriture. En rejouant son répertoire génétique pendant le sommeil paradoxal, l'animal y confronte sa nouvelle expérience et recherche des éléments de réponse. Lorsque l'apprentissage est maîtrisé et intégré dans son répertoire, le sommeil revient aux valeurs de contrôle. La privation de sommeil perturbe l'acquisition de la maîtrise de ces situations de survie. Chez l'homme, la suppression prolongée (plusieurs semaines) du sommeil paradoxal par certains psychotropes (MAO) ne semble pas perturber la mémorisation.

Cependant, les batteries de tests utilisées en clinique pour dépister les troubles mnésiques ne mettent pas le sujet dans des conditions de survie analogues à celles de l'animal. Un homme privé de rêve, sur une île déserte, serait-il capable de survivre en inventant les outils indispensables à sa survie ?

J.-L.V.

La biochimie du "rebond"
La biochimie du "rebond"

Le stress de la privation active la libération de la sérotonine, ou 5-HT, (1) au niveau de l'hypothalamus médiobasal (noyau arqué) où sont localisés les neurones à pro-opio-mélanocortine (POMC). Ces neurones libèrent des facteurs hypnogènes qui stimulent la libération dendritique de 5-HT (2) et le système anti-éveil (3), aboutissant au renforcement du blocage de l'éveil.

L'atonie musculaire du rêveur

Au cours du sommeil paradoxal, on observe une paralysie musculaire, alors que l'activité électrique venant du cortex moteur et parcourant le faisceau pyramidal vers la moelle épinière et les muscles est aussi intense que pendant l'éveil actif. L'inhibition active des motoneurones spinaux empêche l'expression de cette commande motrice. Que se passe-t-il si les neurones responsables de l'atonie musculaire sont lésés? L'éveil et le sommeil lent ne sont pas modifiés. Le sommeil paradoxal survient avec toutes ses caractéristiques, exceptée l'atonie musculaire. L'animal, n'étant, plus paralysé, redresse la tête, se lève et accomplit un certain nombre de comportements caractéristiques de l'espèce. Le chat se met à l'affût devant une proie imaginaire, fait le gros dos le poil hérissé, souffle comme s'il était devant un ennemi effrayant, fait sa toilette, joue avec une balle ou une souris invisibles. La durée (5 à 6 minutes) de ces périodes oniriques (par analogie au rêve humain) est identique à celles des phases de sommeil paradoxal observées avant la lésion. L'expression de ces comportements résulte de l'activation de circuits neuronaux bien identifiés du système limbique. Leur stimulation pendant l'éveil déclenche à volonté leur manifestation. Basée sur ces observations, la fonction du sommeil paradoxal, au cours de l'ontogenèse, serait de mettre en place ces circuits. Il n'a malheureusement jamais été possible de supprimer complètement chez l'animal nouveau-né le sommeil paradoxal pendant plus de deux jours pour tenter de vérifier ces hypothèses. Chez l'adulte, le rêve servirait à maintenir ces circuits en fonction afin de préserver la personnalité ou à les modifier, en vue d'une meilleure adaptation à l'environnement.

J.L. V.

Neurones à glycine
La libération de cet acide aminé qu'est la glycine (ci-dessus, en marron, un neurone à glycine) provoque l'inhibition par hyperpolarisation des neurones moteurs.