|
Par Jean-Louis Valatx,
directeur de recherche à l'Inserm,
Université Claude-Bernard, à Lyon.
Quelles sont les structures cérébrales et les neurotransmetteurs
impliqués dans le sommeil paradoxal ? Comme l'explique ici Jean-Louis
Valatx, le réseau neuronal du sommeil paradoxal est assimilable à
un pacemaker localisé dans le tronc cérébral, dont
l'action est soumise au contrôle d'un réseau inhibiteur. |
L'activité électrique et métabolique intense observée
au cours du sommeil paradoxal a été un argument majeur en
faveur du sommeil comme phénomène actif résultant
de la mise en jeu de structures nerveuses spécifiques. Au fur et
à mesure de la progression des connaissances, on est passé
de la notion de centre du sommeil à celle de système ou
de réseau pour définir un circuit complexe prenant en charge
cette fonction. Chaque maillon du réseau communique avec les autres
par la libération de substances chimiques, les neuromédiateurs,
qui se fixent sur des récepteurs situés sur la membrane
de la cellule recevant le message. La spécificité ne vient
pas de la présence de tel ou tel neuromédiateur, mais de
la configuration du réseau, dans lequel se trouvent de nombreux
médiateurs qui peuvent être communs à plusieurs réseaux.
Un ensemble de paramètres biologiques caractérise le sommeil
paradoxal au cours duquel le rêve va survenir. Certains, dits toniques,
persistent pendant toute la durée du rêve comme la paralysie
musculaire et l'activité corticale rapide. D'autres, dits phasiques,
surviennent de façon discontinue et aléatoire comme les
nombreux mouvements oculaires et les discrets mouvements de la face et
des extrémités des membres. Très schématiquement,
le sommeil paradoxal peut être envisagé comme résultant
de l'interaction de deux réseaux: le réseau exécutif,
responsable des aspects phénoménologiques, et le réseau
de contrôle dit permissif. Si le système exécutif
est bien connu, le système permissif l'est moins car il se révèle
de plus en plus complexe. Il semble être à l'origine des
variations des durées de sommeil induites par l'environnement ou
par l'adaptation à des situations nouvelles et à certains
aspects génétiques.
Pour chacun des paramètres du sommeil paradoxal, des neurones
ont été identifiés, dits SP-ON, tous situés
dans le tronc cérébral inférieur (pont et bulbe).
L'atonie musculaire est la conséquence de l'inhibition des motoneurones
spinaux par la glycine, neurotransmetteur inhibiteur libéré
sous l'influence de deux groupes de neurones du cerveau postérieur,
la région du Locus coeruleus a et péri-a et le groupe
réticulé bulbaire magnocellulaire (MC). Ces neurones du
Locus coeruleus (LC) possèdent des récepteurs cholinergiques.
L'injection locale de carbachol, analogue cholinergique, déclenche
l'atonie posturale et le sommeil paradoxal avec une latence très
courte. Les neurones du noyau MC bulbaire, non cholinergiques et non cholinoceptifs,
reçoivent des afférences glutamate (Glu) venant du groupe
du LC. L'injection locale de Glu déclenche ainsi l'atonie posturale.
La lésion de ces neurones supprime la paralysie musculaire du sommeil
paradoxal.
L'activation corticale du sommeil paradoxal, très voisine de celle
de l'éveil, dépend principalement de deux structures contenant
des neurones, soit cholinergiques, actifs pendant l'éveil et le
sommeil paradoxal, soit non cholinergiques, uniquement actifs au cours
de la phase de sommeil paradoxal. Ces neurones se projettent de manière
diffuse sur le thalamus et l'hypothalamus postérieur, relais vers
le cortex. Les neurones aminergiques, silencieux pendant le sommeil paradoxal,
ne participent pas à cette activation.
Les mouvements des yeux et de la face produits par les noyaux oculo-moteurs
et le nerf facial sont souvent synchrones d'une activité particulière,
appelée activité PGO (ponto-géniculo-occipitale),
car elle a été détectée au niveau de trois
régions, le pont ou protubérance annulaire, le thalamus
(noyau géniculé latéral) et le lobe occipital. Cependant,
aucune connexion anatomique n'a été mise en évidence
entre les neurones PGO et les noyaux des nerfs crâniens. Ces structures
reçoivent des afférences du noyau réticulé
pontique caudal qui serait ainsi le générateur des activités
phasiques du sommeil paradoxal. Les pointes PGO prennent leur origine
au niveau du tegmentum pontique : noyau latéro-dorsal du tegmentum,
partie rostrale du LC-a et région péribrachiale.
Isolées ou groupées selon une distribution aléatoire,
ces activités ressemblent à un code et pourraient être
porteuses d'informations pour les neurones qui les reçoivent. Les
neurones PGOON sont cholinergiques, et reçoivent des afférences
excitatrices non encore identifiées et des afférences inhibitrices
aminergiques principalement sérotoninergiques.
Autre caractéristique "tonique" du sommeil paradoxal
de l'homme, l'érection pénienne ne semblait présente
que chez les primates. Mais tout récemment, ce phénomène
a été mis en évidence chez le rat, grâce à
l'enregistrement simultané de la pression sanguine du corps caverneux
et des muscles de la base du pénis. Elle survient sous forme de
brèves élévations (quelques secondes) de la pression
artérielle dans 30 % des épisodes de sommeil paradoxal.
Chez le rat, elle peut être classée comme une activité
phasique. Mais, contrairement aux autres activités de ce type,
le déclenchement de l'érection ne semble pas venir du tronc
cérébral mais de l'hypothalamus antérieur.
Le réseau exécutif peut être assimilé à
un pacemaker, c'est-à-dire fonctionnant en permanence s'il est
isolé et non bloqué par des afférences inhibitrices.
Cela peut s'observer chez le ftus au cours de l'ontogenèse.
La maturation du cerveau (myélinisation) débute en effet
au niveau du tronc cérébral où se situent les structures
exécutives du sommeil paradoxal, les seules à être
actives à cette période de la vie. Puis, la maturation progressant
vers le cerveau antérieur, les réseaux du sommeil lent et
de l'éveil se développent, deviennent fonctionnels et contrôlent
la survenue du sommeil paradoxal.
Chez l'adulte, un état équivalent à celui du ftus
peut être obtenu pendant quelques heures à la suite de l'injection
de muscimol, agoniste Gaba (transmetteur inhibiteur), dans l'hypothalamus
postérieur ou dans la substance grise périaqueducale du
mésencéphale.
Le réseau permissif est constitué en partie par les neurones
dits SP-OFF, aminergiques (noradrénaline, sérotonine et
histamine). En s'arrêtant de fonctionner au début du sommeil
paradoxal, ils lèvent l'inhibition exercée sur les neurones
du système exécutif. Ces neurones font partie du système
de l'éveil. Ce système permissif est lui-même sous
le contrôle de plusieurs groupes de neurones situés à
différents niveaux (hypothalamus, tronc cérébral).
Ainsi, les mécanismes du déclenchement du sommeil paradoxal
semblent simples. La levée des différentes inhibitions qui
s'exercent sur les réseaux exécutifs permet à ces
derniers de s'exprimer. Les systèmes permissifs contrôlent
de façon très stricte le déclenchement du sommeil
paradoxal et empêchent sa survenue en dehors du sommeil. Toute cette
machinerie dont on a pas fini de comprendre le fonctionnement définit
le cadre, le poste de télévision (sommeil paradoxal) dans
lequel se déroule le film onirique. Cette imagerie est générée
par le cerveau antérieur (système limbique, cortex), stimulé
par l'activité PGO.
Pour en savoir plus
- Recherches
sur les structures nerveuses et les mécanismes responsables des
différentes phases du sommeil physiologique, de M. Jouvet.
Arch. Ital, Biol., n°100, pp. 125-206.
- The Role of Monoamine and Acetylcholine containing Neurons in the
Regulation of the Sleep-waking Cycle, de M. Jouvet. Physiol.
Rev., n°64, pp.166-307.
- The Sleep-waking Cycle, de G. Moruzzi. Physiol. Rev.
n°64, pp. 1-165.
- Executive Mechanisms of Paradoxical Sleep, de K. Sakai. Arch.
Ital, Biol. n°126, pp.239-257.
- Le Comportement onirique du chat, de J.-P. Sastre et M.
Jouvet. Physiol. Behav. n°22, pp. 979-989.
- Régulation du cycle veille-sommeil, de J.-L. Valatx
in Le Sommeil humain, de 0. Benoît et J. Foret, Masson, 1995.
|
La chimie des rêves |
|
Comme tous les neurotransmetteurs (on en a isolé à
ce jour environ 70), la sérotonine est une substance
naturelle qui intervient dans la transmission des signaux nerveux
au niveau des jonctions entre les neurones. La sérotonine
est impliquée à la fois dans l'activité
cérébrale de l'éveil, de l'endormissement
et dans le contrôle des pointes PGO (ponto-géniculo-occipitales)
caractéristiques du sommeil paradoxal.
|
Neurones SP-ON |
|
Les récepteurs muscariniques de l'acétylcholine
(en orange sur le cliché) sont impliqués dans le
blocage des ondes lentes et dans l'activation du cerveau au cours
du sommeil paradoxal. Les neurones cholinergiques appartiennent
ainsi au réseau neuronal exécutif du sommeil paradoxal
et sont dits neurones SP-ON, car ils sont actifs pendant cette
phase de sommeil.
|
Le réseau du sommeil paradoxal |
Pour appréhender les mécanismes du sommeil paradoxal,
il est nécessaire de les replacer dans l'ensemble de
la régulation du cycle veille-sommeil. Pour des raisons
de sécurité, le sommeil paradoxal de l'adulte,
avec sa paralysie musculaire, survient toujours après
une période de sommeil. On peut résumer la régulation
du cycle veille-sommeil-rêve par un modèle très
simplifié comprenant cinq éléments: les
deux pacemakers du sommeil, le système d'éveil
inhibiteur du sommeil avec son frein pour l'endormissement et
l'horloge biologique pour le rythme circadien. Le sommeil paradoxal
fonctionne, quant à lui, comme un pacemaker. Il en est
de même pour le sommeil calme à ondes lentes. L'alternance
sommeil lent/sommeil paradoxal (rythme ultradien, moins de 24
heures) semble avoir un support métabolique. Au cours
du sommeil paradoxal, le cerveau consomme autant de glucose
et d'oxygène que pendant l'éveil. La durée
du rêve est ainsi dépendante des réserves
énergétiques disponibles. On sait que l'hypoxie
de haute altitude réduit le temps de sommeil paradoxal.
A l'opposé, pendant le sommeil lent, se produit une économie
d'énergie (diminution du métabolisme général
et de la température corporelle) associée à
la reconstitution des réserves énergétiques
grâce à la synthèse cérébrale
de glycogène et de protéines sous l'influence
de l'hormone de croissance. Pour être éveillé,
deux mécanismes complémentaires sont mis enjeu.
L'un exerce une inhibition sur les deux réseaux du sommeil
lent et paradoxal, l'autre stimule l'ensemble du cerveau. La
régulation de l'éveil est un phénomène
complexe mettant enjeu des structures multiples et redondantes.
L'éveil est entretenu par les stimulations externes (environnement)
et internes. Pour s'endormir, la réduction des stimulations
éveillantes est nécessaire mais non suffisante.
Pour libérer les pacemakers du sommeil et du rêve,
le blocage de l'éveil est effectué par un système
anti-éveil ou de l'endormissement. Situé à
un carrefour stratégique (hypothalamus antérieur)
qui participe à de nombreuses fonctions vitales (température,
reproduction, faim, soif), ce système intégrerait
l'état fonctionnel de l'organisme et déclencherait
le sommeil avant son épuisement à un moment précis
du nycthémère sous l'influence de l'horloge biologique.
En réponse à des situations particulières,
il serait responsable des augmentations des durées de
sommeil lent (fatigue musculaire) ou de rêve (situations
nouvelles) en bloquant l'éveil plus longtemps. Les différentes
substances dites hypnogènes ou somnifères naturels
synthétisés par le cerveau seraient des inhibiteurs
de l'éveil.
J.-L.V.
|
Neurones SP-OFF |
|
Le système du raphé contient des neurones sérotoninergiques
qui présentent une fluorescence jaune-verte sous l'influence de
rayonnement U.V. Ces neurones sont actifs pendant l'éveil. En s'arrêtant
de fonctionner, ils lèvent le frein exercé sur les réseaux
du sommeil et du rêve. Ils font ainsi partie du réseau neuronal
permissif ou inhibiteur du sommeil paradoxal et sont appelés neurones
SP-OFF.
|
Le rebond de sommeil après privation |
La privation sélective de rêve pendant plusieurs
jours, en réveillant le sujet dès que le sommeil
paradoxal commence, entraîne des modifications du comportement
(agressivité, troubles de la mémoire, hallucinations,
suggestibilité accrue). A l'issue de cette privation, on
observe une augmentation du sommeil, appelée rebond. Cette
récupération est proportionnelle à la durée
de la privation, mais elle ne représente, en moyenne, que
60 % de la dette. Le rebond est généralement attribué
à l'accumulation de substances hypnogènes au cours
de la privation. Cependant, après certaines lésions
cérébrales ou après une manipulation pharmacologique,
il est possible de supprimer le rebond sans modifier le sommeil
spontané. De cette observation (dissociation rebond-éveil
prolongé), on a déduit que le rebond est produit
par un mécanisme indépendant de celui du sommeil.
Cette boucle de régulation renforce l'effet anti-éveil.
Une partie de ce rebond est due au stress inhérent aux
méthodes de privation. Par ailleurs, la durée du
sommeil paradoxal de l'animal est augmentée à la
suite d'expositions à des situations nouvelles, inhabituelles,
mettant en jeu la survie, comme apprendre à sortir d'un
labyrinthe ou à appuyer sur une pédale pour obtenir
de la nourriture. En rejouant son répertoire génétique
pendant le sommeil paradoxal, l'animal y confronte sa nouvelle
expérience et recherche des éléments de réponse.
Lorsque l'apprentissage est maîtrisé et intégré
dans son répertoire, le sommeil revient aux valeurs de
contrôle. La privation de sommeil perturbe l'acquisition
de la maîtrise de ces situations de survie. Chez l'homme,
la suppression prolongée (plusieurs semaines) du sommeil
paradoxal par certains psychotropes (MAO) ne semble pas perturber
la mémorisation.
Cependant, les batteries de tests utilisées en clinique
pour dépister les troubles mnésiques ne mettent
pas le sujet dans des conditions de survie analogues à
celles de l'animal. Un homme privé de rêve, sur une
île déserte, serait-il capable de survivre en inventant
les outils indispensables à sa survie ?
J.-L.V.
|
La biochimie du "rebond" |
|
Le stress de la privation active la libération de la
sérotonine, ou 5-HT, (1) au niveau de l'hypothalamus
médiobasal (noyau arqué) où sont localisés
les neurones à pro-opio-mélanocortine (POMC).
Ces neurones libèrent des facteurs hypnogènes
qui stimulent la libération dendritique de 5-HT (2) et
le système anti-éveil (3), aboutissant au
renforcement du blocage de l'éveil.
|
L'atonie musculaire du rêveur |
Au cours du sommeil paradoxal, on observe une paralysie musculaire,
alors que l'activité électrique venant du cortex
moteur et parcourant le faisceau pyramidal vers la moelle épinière
et les muscles est aussi intense que pendant l'éveil
actif. L'inhibition active des motoneurones spinaux empêche
l'expression de cette commande motrice. Que se passe-t-il si
les neurones responsables de l'atonie musculaire sont lésés?
L'éveil et le sommeil lent ne sont pas modifiés.
Le sommeil paradoxal survient avec toutes ses caractéristiques,
exceptée l'atonie musculaire. L'animal, n'étant,
plus paralysé, redresse la tête, se lève
et accomplit un certain nombre de comportements caractéristiques
de l'espèce. Le chat se met à l'affût devant
une proie imaginaire, fait le gros dos le poil hérissé,
souffle comme s'il était devant un ennemi effrayant,
fait sa toilette, joue avec une balle ou une souris invisibles.
La durée (5 à 6 minutes) de ces périodes
oniriques (par analogie au rêve humain) est identique
à celles des phases de sommeil paradoxal observées
avant la lésion. L'expression de ces comportements résulte
de l'activation de circuits neuronaux bien identifiés
du système limbique. Leur stimulation pendant l'éveil
déclenche à volonté leur manifestation.
Basée sur ces observations, la fonction du sommeil paradoxal,
au cours de l'ontogenèse, serait de mettre en place ces
circuits. Il n'a malheureusement jamais été possible
de supprimer complètement chez l'animal nouveau-né
le sommeil paradoxal pendant plus de deux jours pour tenter
de vérifier ces hypothèses. Chez l'adulte, le
rêve servirait à maintenir ces circuits en fonction
afin de préserver la personnalité ou à
les modifier, en vue d'une meilleure adaptation à l'environnement.
J.L. V.
|
Neurones à glycine |
|
La libération de cet acide aminé qu'est la glycine
(ci-dessus, en marron, un neurone à glycine) provoque l'inhibition
par hyperpolarisation des neurones moteurs. |
|