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Par Mehdi Tafti,
neurophysiologiste, à l'université de Genève.
Sommes-nous les seuls animaux à rêver ? Et sinon, à
quoi peut rêver un chat ou un poisson ? Quand, au cours de
l'évolution des espèces, le rêve est-il apparu
? La phylogenèse du sommeil et des phénomènes
qui lui sont liés fournit une perspective d'ensemble intéressante
pour comprendre la signification biologique du sommeil paradoxal. |
CAFARD, DAUPHIN, TATOU, ELEPHANT...
Si les critères électrophysiologiques qui définissent
les deux états de sommeil - lent et paradoxal - chez l'homme
sont en général applicables aux mammifères et aux
oiseaux, il n'en va pas de même pour les poissons ou les reptiles.
L'absence de critères physiologiques standardisés pour
ces derniers limite notre compréhension du sommeil en général,
du sommeil paradoxal en particulier, et ceci pour la grande majorité
des espèces vivantes.
Le premier des signes comportementaux d'un état de sommeil est
probablement l'absence de mouvements, ou plutôt la présence
d'un rythme d'activité-repos. Toutefois, la quiescence ne doit
pas être confondue avec le sommeil, car de nombreux animaux supérieurs
passent une grande partie de leur temps dans un état dit de veille
calme. A l'absence ou à la diminution d'activité doivent
s'ajouter d'autres critères comme une diminution de réponse
aux stimuli externes ou une posture stéréotypée.
Enfin, cet état doit être facilement réversible
pour être distingué des états de coma, d'hypothermie
ou d'hibernation.
Ces critères, s'ils nous aident à définir le sommeil en
général, ne sont pas encore suffisants pour être appliqués
à toutes les espèces. Nous avons encore plus de mal à définir
le sommeil paradoxal par des indices autres que neurophysiologiques. Néanmoins,
les corrélâts comportementaux du sommeil paradoxal sont l'atonie
posturale, les mouvements oculaires et les brusques mouvements des extrémités.
A l'aide essentiellement de ces critères comportementaux, un
état proche du sommeil peut être défini chez les
insectes, les amphibiens et les poissons. Ils présentent un rythme
d'activité-repos qu'ils peuvent maintenir même s'ils sont
privés de l'alternance lumière-obscurité, comme
par exemple lorsqu'on les place dans l'obscurité totale. Lors
des périodes de repos, les insectes adoptent une posture caractéristique,
tête et antennes repliées.
Les amphibiens et les poissons prennent également des postures
typiques pendant leurs phases de repos. De plus, un nouveau critère
a été récemment introduit qui consiste à
priver un animal de ses périodes de repos pour voir si un rebond
compensatoire - une augmentation de cet état - est observé
lors de la récupération. Les insectes et les poissons
présentent en effet un accroissement de cet état de repos
profond après en avoir été sevrés, exactement
comme les mammifères lorsqu'on les prive de sommeil. Mais si
ces observations suggèrent qu'un état proche du sommeil
peut exister chez ces animaux, nous ne disposons d'aucun indice de la
présence d'un état voisin du sommeil paradoxal.
Les reptiles sont dans l'évolution voisins des mammifères.
Leur cerveau présente de remarquables similitudes. C'est pourquoi
beaucoup d'efforts ont été consacrés à l'étude
électrophysiologique des états de vigilance chez les reptiles.
Pourtant il manque une structure importante à leur cerveau pour
permettre une électrogenèse proche de celle des espèces
évoluées. Leur cortex cérébral n'est en
effet présent que sous une forme très primitive (une couche
fine), alors que l'essentiel de l'activité électrique
que nous étudions pour définir le sommeil est généré
par cette structure. Quoi qu'il en soit, les résultats sont souvent
contradictoires; certains auteurs soutiennent l'existence d'un sommeil
lent, voire même d'un sommeil paradoxal chez certains reptiles
(les crocodiliens comme le caïman), tandis que d'autres nient toute
modification de leur activité électrique cérébrale.
Cinq ans après la découverte du sommeil paradoxal chez le chat,
l'équipe du neurobiologiste Michel Jouvet a pu démontrer l'existence
du sommeil paradoxal, défini électrophysiologiquement, chez le
pigeon et la poule. Deux autres particularités ont aussi été
observées: chez les oiseaux, le sommeil paradoxal est particulièrement
court, s'étalant de quelques secondes à une minute au maximum;
les poussins ont une quantité plus conséquente de sommeil paradoxal
que les adultes. L'existence indiscutable du sommeil paradoxal chez les oiseaux
et sa quantité importante chez les oisillons approchent de près
des mammifères, tandis que la brièveté des épisodes
de sommeil paradoxal n'a pas encore trouvé d'explication satisfaisante.
Plus récemment, un sommeil unilatéral a été observé
chez certains oiseaux, avec des signes du sommeil sur un hémisphère
et une fermeture de l'il controlatéral. Cette dissymétrie
pourrait expliquer les faibles durées de sommeil observées chez
ces animaux. D'autre part, l'atonie musculaire du cou, l'une des caractéristiques
propres aux mammifères, est rarement observée chez les oiseaux,
à l'exception de l'oie.
L'existence du sommeil paradoxal chez l'ensemble des mammifères
est une certitude, sauf pour deux espèces, le dauphin et l'échidné.
Même si les mammifères ne représentent qu'une infime
partie des espèces vivantes, ils sont les plus étudiés.
Ainsi, le sommeil d'une centaine d'espèces de mammifères
a déjà été polygraphiquement enregistré.
A quelques rares exceptions près, nous détectons l'existence
du sommeil paradoxal uniquement chez les oiseaux et les mammifères, ce
qui laisse à penser que le sommeil paradoxal est apparu très récemment
au cours de l'évolution des espèces. Cette apparition coïncide
avec celle de l'homéothermie, c'est-à-dire la capacité
à maintenir une température centrale élevée et constante
quelle que soit celle de l'environnement. Cependant, l'origine de l'homéothermie
est incertaine et nous ne savons pas si les anciens reptiles thérapsidés,
ancêtres des mammifères, ou les dinosaures étaient homéothermes
ou pas. L'existence simultanée du sommeil paradoxal et de l'homéothermie
ne nous apprend pas grand-chose quant à l'origine de chacune de ces fonctions
car les mammifères et les oiseaux ont évolué séparément.
Ceci est vrai aussi pour leur absence simultanée chez les reptiles actuels,
étant donné que les mammifères et les oiseaux, à
l'opposé d'une croyance populaire, ne descendent pas de ces reptiles
mais de formes beaucoup plus anciennes communes à tous. L'absence de
liens phylogénétiques entre les grandes classes d'espèces
actuelles nous empêche de déterminer à partir de quelle
forme primitive le sommeil paradoxal et l'homéothermie ont évolué.
En outre, nous savons que d'autres caractéristiques identiques entre
les oiseaux et les mammifères, comme par exemple le curà
quatre cavités, ont pu évoluer séparément sans qu'on
puisse identifier les formes primitives communes. Il est également vrai
qu'avec l'homéothermie disparaît la division cellulaire dans le
système nerveux adulte tandis que cette fonction persiste chez les poïkilothermes.
Encore une fois, ceci peut avoir évolué indépendamment
du sommeil paradoxal et donc sans liens fonctionnels avec ce dernier.
Il existe une corrélation inverse entre le poids corporel et
la quantité totale de sommeil. De la même façon,
moins un animal dort, moins il présente de sommeil paradoxal.
Toutefois, deux remarques s'imposent. Premièrement, cette corrélation
ne se retrouve que chez les mammifères et les oiseaux, qui n'ont
que très peu de sommeil paradoxal, et sont souvent de taille
et de poids incomparables à ceux des mammifères. Deuxièmement,
les plus gros oiseaux, comme le pingouin, ont plus de sommeil paradoxal
que les plus petits. Enfin, ceci est vrai si l'on considère l'ensemble
des mammifères car à l'intérieur de chaque ordre
ou même d'une même espèce, la durée du sommeil
paradoxal varie considérablement. Ainsi, le sommeil paradoxal
diffère entre 1,5 et 5 heures chez les marsupiaux, 3,1 et 6 heures
chez les édentés, 0,8 et 3,4 heures chez les rongeurs,
1,3 et 3,2 heures chez les carnivores et entre 0,7 et 2 heures chez
les primates. Toutefois, l'absence de sommeil paradoxal chez les cétacés
peut résulter de cette corrélation car il s'agit des plus
gros mammifères.
Plus un animal est immature à la naissance plus il a du sommeil
paradoxal; et ceci non seulement à la naissance mais également
à l'âge adulte. C'est probablement la corrélation
la plus forte trouvée pour expliquer la quantité de sommeil
paradoxal. Or, encore une fois, cette corrélation n'est vérifiée
que chez les mammifères, et les oiseaux, très immatures
à la naissance, n'ont que peu de sommeil paradoxal. Toutefois,
l'ontogenèse du sommeil paradoxal semble indiquer, aussi bien
chez les oiseaux que chez les mammifères, que la quantité
de sommeil paradoxal est environ cinq fois plus élevée
à la naissance qu'à l'âge adulte.
Les animaux disposant d'un refuge sûr dorment et présentent
davantage de sommeil paradoxal que ceux qui vivent dans des conditions
précaires. Ainsi, l'homme et les animaux domestiques ont des
quantités importantes de sommeil paradoxal, contrairement aux
animaux victimes de prédateurs tels que le lapin. Ceci n'est
pas vérifié chez les oiseaux, et la quantité de
sommeil paradoxal ne semble pas être différente selon qu'il
s'agisse de prédateurs, comme le faucon, ou de proies, comme
l'étourneau, même si nous n'avons pas encore étudié
un nombre suffisant d'espèces d'oiseaux. Le sommeil paradoxal
du pingouin est important : plus d'une heure par jour, même s'il
vit dans des conditions climatiques extrêmes (le froid est connu
pour diminuer le sommeil paradoxal). Ceci peut s'expliquer par le fait
que les pingouins, étudiés lors de la saison de reproduction,
se tiennent toujours à une centaine de kilomètres des
trous d'eau où vivent les prédateurs (phoques et baleines).
D'autres conditions écologiques peuvent être impliquées
dans la quantité de sommeil paradoxal: la posture de sommeil,
le froid ou encore la disponibilité de nourriture. La faible
quantité de sommeil paradoxal chez les oiseaux ou même
chez le babouin peut être en relation avec leurs postures nécessitant
un certain niveau de tonus musculaire incompatible avec l'atonie du
sommeil paradoxal. Toutefois, la quantité de sommeil paradoxal
des oies, chez qui l'atonie totale du cou peut être observée
lors de ces épisodes de sommeil, n'est pas différente
de celles des autres oiseaux. L'exposition au froid diminue aussi notablement
la quantité de sommeil paradoxal chez les mammifères,
mais encore une fois les oiseaux semblent indifférents à
la température ambiante (le froid n'a aucun effet sur la quantité
de sommeil paradoxal chez le pingouin et le pigeon). En ce qui concerne
la disponibilité de nourriture, les ruminants, qui ont besoin
de quantités considérables d'herbe pour subvenir à
leurs besoins alimentaires, dorment et présentent très
peu de sommeil paradoxal lorsqu'ils sont en pâturage, mais dorment
davantage et ont une quantité plus importante de sommeil paradoxal
s'ils sont à l'étable avec un accès illimité
à la nourriture.
Tous les êtres vivants y compris les unicellulaires ont des périodes
journalières d'activité et de repos. Ceci reflète
un rythme endogène réglé sur 24 heures (ou rythme
circadien) dont nous commençons a comprendre les bases génétiques.
Toutefois, nous manquons de critères physiologiques pour caractériser
et distinguer les différentes phases de sommeils lent et paradoxal
chez la plus grande majorité des animaux.
Dans l'état actuel de nos connaissances, l'étude phylogénétique
du sommeil paradoxal ne semble pas apporter de réponses sûres
quant à l'origine et l'évolution du sommeil paradoxal.
Nous avons accumulé une grande quantité d'informations
sur le sommeil des mammifères et avons cherché des corrélations
pour tenter de comprendre les fonctions des sommeils lent et paradoxal
mais ces informations sont partielles et n'expliquent pas le sommeil
d'autres classes d'animaux. Des centaines d'autres espèces doivent
êtres étudiées avant de se prononcer définitivement
.
Le sommeil ne laissant pas de traces paléontologiques identifiées,
nous ne saurons peut-être jamais à quel moment il s'est
manifesté dans l'histoire de l'évolution des espèces.
L'apparition du sommeil paradoxal chez les homéothermes et son
association avec des rêves chez l'homme semble indiquer qu'il
s'agit d'une fonction récente. Et pourtant, le dysfonctionnement
de la thermorégulation pendant les phases de sommeil paradoxal
et le fait que le pont, une des plus anciennes structures du cerveau,
soit le siège de sa génération, semblent faire
remonter son origine au temps des reptiles.
L'émergence du sommeil paradoxal |

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Le dysfonctionnement de la thermorégulation pendant les
phases de sommeil paradoxal et le fait que le pont, une des plus
anciennes structures du cerveau, soit le siège de sa génération,
tendent à faire remonter son origine au temps des reptiles.
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A quoi rêvent les bêtes ? |
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Toute personne ayant un chat ou chien vous dira qu'ils rêvent,
car ces animaux présentent des comportements typiques de
leur espèce, tout en étant endormis. Chez l'homme,
le rêve s'élabore par la conjonction du sommeil paradoxal,
de la mémoire et du langage.
Nous savons que si l'on réveille un donneur pendant une
phase de sommeil paradoxal et qu'on lui demande s'il rêvait,
nous avons 80 % de probabilités de recueillir un rêve
comportant des images et actions. C'est pourquoi les rêves
ont été associés au sommeil paradoxal. Or,
une activité mentale existe aussi pendant le sommeil lent,
mais elle se différencie souvent du rêve par sa pauvreté
en images. Si l'on admet que le sommeil paradoxal s'accompagne de
rêves, tous les oiseaux et les mammifères qui ont du
sommeil paradoxal, devraient également avoir du rêve.
De la même façon, l'absence de sommeil paradoxal chez
les autres animaux exclurait l'existence d'une activité onirique.
Toutefois, les rêves utilisent des éléments
mémorisés, aussi bien dans la mémoire à
court terme que dans celle à long terme.
Même si les structures cérébrales, nécessaires
à la mémoire, existent chez une grande partie des
animaux, nous connaissons très mal leur capacité de
mémoire. Néanmoins, nous devons admettre que la grande
majorité des animaux (à l'exception peut-être
des insectes et des poissons) a probablement des traces mémorisées,
nécessaires à la réalisation des rêves.
Le dernier problème à résoudre reste le moyen
de détection des rêves chez les animaux. Le seul outil
est le langage, avec lequel nous communiquons le contenu de nos
rêves.
L'absence de langage chez tous les autres animaux nous interdit
de connaître leurs rêves. Nous avons tout de même
un moyen expérimental qui consiste à abolir l'atonie
musculaire caractéristique du sommeil paradoxal, et à
ainsi observer le comportement de l'animal pendant les phases de
sommeil paradoxal. Dans ces conditions, un chat présente
des comportements typiques de jeu ou de chasse d'un objet ou d'une
souris imaginaire ainsi que des comportements d'agressivité
et de défense.
Tout laisse à penser qu'un chat, comme un homme, rêve
de scénarii caractéristiques de son espèce
pendant ses phases de sommeil paradoxal.
M. T.
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Arbre phylogénétique...
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...montrant les relations temporelles et les origines probables
des reptiles, oiseaux et mammifères. Les lignes épaisses
indiquent l'existence de fossiles permettant d'estimer les dates
d'apparition des animaux, tandis que les lignes fines indiquent
des relations phylogénétiques incertaines. Les reptiles
(en vert) présentent des états de sommeil semblables
au sommeil lent, mais il sont dépourvus de sommeil paradoxal.
Celui-ci apparaît chez les oiseaux et les mammifères
(en rouge), à deux exceptions près le dauphin et l'échidné.
Par ailleurs, le sommeil de l'autre espèce de monotrème,
l'ornithorynque (en noir), n'a pas encore été étudié.
Enfin, le sommeil ne laissant pas de traces paléontologiques,
nous ne saurons probablement jamais comment "dormaient"
les dinosaures en gris), disparus il y a quelque 65 millions d'années.
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Le sommeil primitif de l'échidné |
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L'échidné est l'un des deux représentants
des monotrèmes encore vivants, l'autre étant l'ornithorynque.
Ce sont les mammifères les plus anciens qui ont divergé
des autres il y a environ 150 millions d'années. De ce fait, ils
sont considérés comme des fossiles vivants. La première
particularité de l'échidné est qu'il est ovipare,
la seconde qu'il est un homéotherme imparfait: sa température
cérébrale ne dépasse pas les 33°C et il peut
hiberner. L'intérêt électrophysiologique qui lui est
porté réside dans le fait qu'en 1972, Truett Allison a démontré
l'existence du sommeil lent (S.L.) mais pas celle du sommeil paradoxal
(S.P.). Or, s'agissant d'un mammifère fossile, on pense que l'étude
de son sommeil doit nous renseigner sur les origines mêmes des différents
types de sommeil. En fait, dès la première étude,
un doute s'est installé sur l'existence du S.P. chez l'échidné
car il présente des périodes de veille calme, sans tonus
musculaire, accompagnées de mouvements oculaires semblables à
ceux du S.P. Toutefois, la quasi-totalité des indices physiologiques,
caractéristiques du S.P. des mammifères, est absente pendant
ces périodes: le seuil d'éveil par stimulation est largement
inférieur à celui du S.L., l'activité thêta
hippocampique est absente, et le rythme cardiaque ne présente pas
les irrégularités typiques du S.P.
L'échidné est devenu le point de référence
de la phylogenèse du S.P. et, au cours des récentes années,
de beaucoup de théories sur la fonction du S.P. Son absence chez
l'échidné ne peut pas être expliquée par ses
particularités physiologiques comme sa température basse,
car d'autres animaux avec des températures semblables ont du S.P.,
notamment le tatou qui est probablement l'animal en présentant
le plus. L'échidné contredit aussi les corrélations
qu'on trouve chez l'ensemble des mammifères pour expliquer la quantité
de S.P., à savoir: plus un animal est petit et léger plus
il a de S.P., or l'échidné est relativement petit; plus
le refuge d'un animal est sûr plus il a du S.P., or l'échidné
s'enfouit dans la terre et dort en totale sécurité; plus
un animal est immature à la naissance plus il a du S.P., même
à l'âge adulte, or le petit échidné est extrêmement
immature à l'éclosion de l'uf.
Le mystère du sommeil de l'échidné commence peut-être
à trouver un début de réponse, grâce aux travaux
récents du professeur Siegel, aux États-Unis. Nous savons
que l'activité électrique de certains neurones change de
rythmicité et d'intensité, selon qu'un animal se trouve
éveillé, en S.L. ou en S.P. Or, certains neurones, enregistrés
directement dans le cerveau des échidnés, ont une activité
électrique qui ne ressemble ni à celle du S.L. ni à
celle du S.P. Pendant le sommeil de l'échidné, l'activité
de ces neurones diminue comme pendant le S.L., mais sa variabilité
augmente comme durant le S.P. Ainsi, il semble que l'échidné
ne soit pas seulement dépourvu de S.P. mais également de
S.L., comme celui défini chez les mammifères. Autre interprétation,
le sommeil de l'échidné serait la forme primitive à
partir de laquelle les deux sommeils ont évolué chez les
mammifères. Si cette hypothèse s'avère exacte, nous
aurons enfin trouvé un critère pour traquer les origines
du sommeil et ses fonctions. Toutefois, il manque une dernière
donnée à cette énigme. Nous savons que la quantité
de S.P. diminue dramatiquement au cours de l'ontogenèse, les animaux
adultes ayant environ cinq fois moins de S.P. que leurs nouveau-nés.
Si des jeunes échidnés présentent très peu
de S.P., ceci pourrait expliquer sa disparition chez les adultes. Des
études sont encore nécessaires avant de se prononcer sur
l'absence de S.P. chez cette espèce.
M. T.
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Le cerveau dédoublé du dauphin |
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Le sommeil des mammifères a évolué chez les
animaux terrestres. Des adaptations sont mises en place chez les
mammifères marins, la plus importante de celles-ci étant
la nécessité de remonter à la surface pour
respirer. Chez les dauphins, ainsi que chez certains autres cétacés
et siréniens, le sommeil est unilatéral.
Pendant qu'un hémisphère cérébral montre
des signes typiques du sommeil lent, l'autre hémisphère
reste éveillé. Comme la respiration est volontaire chez
ces animaux, cette particularité leur permet d'assurer simultanément
deux fonctions vitales: dormir et respirer; car dormir de tout son cerveau
provoquerait l'arrêt respiratoire et la mort de l'animal. Le dauphin,
qui ne s'arrête jamais de nager même en dormant, ne semble
pas avoir de sommeil paradoxal (S.P.). Il s'agit d'une exception car les
autres mammifères malins étudiés, comme les phoques
et les otaries, ont un S.P. comparable à celui des mammifères
terrestres. Toutefois, il est possible que les dauphins aient un S.P.
unilatéral, impossible à détecter. Cette incapacité
est liée au fait que les autres signes de S.P., comme l'absence
de tonus musculaire et de mouvements oculaires rapides, ne sont pas présents
chez ces mammifères. L'impossibilité à mettre en
évidence le S.P. chez les dauphins peut aussi être due aux
conditions expérimentales d'étude en milieu clos. Nous n'apportons
ainsi encore aucune explication à cette énigme.
M. T.
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L'expérimentation onirologique |
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Les difficultés techniques d'étude de sommeil sont liées
au fait que l'animal doit être préparé pour l'enregistrement
polygraphique (EEG, EMG, EOG) pour être ensuite observé.
Pour obtenir un rythme veille-sommeil proche de celui naturel d'un animal,
l'idéal serait de faire l'expérimentation dans son milieu.
Des techniques d'enregistrement télémétrique permettent
d'équiper l'animal d'un émetteur, le libérant des
câbles. Malheureusement, ces techniques ne sont pas généralisées
et adaptées aux différentes espèces. Aussi, la quasi-totalité
des études est réalisée au laboratoire. Même
si l'enregistrement du sommeil nécessite une opération chirurgicale
pour l'implantation d'électrodes, il s'agit d'une expérimentation
animale parmi les moins traumatisantes. Toutes les précautions
doivent être prises pour minimiser le stress et les manipulations
invasives. Un animal ainsi préparé pour l'expérimentation
vit normalement et en bonne santé pendant plus d'une année.
L'étude du sommeil est effectuée par un spécialiste,
souvent sous le contrôle des instances vétérinaires
publiques et, sans exception, après l'obtention d'une autorisation
d'un comité d'éthique qui vérifie la pertinence et
la nécessité scientifique de l'expérimentation ainsi
que les modalités strictes du respect des animaux.
M.T.
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La rythmicité du sommeil paradoxal |
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Le sommeil paradoxal n'est pas continu au cours du sommeil: il
apparaît périodiquement et sa récurrence rythmique
structure les cycles de sommeil. Sa périodicité
est propre à chaque espèce animale: il se manifeste
grossièrement toutes les 4 minutes de sommeil chez la souris,
toutes les 12 minutes chez l'écureuil, toutes les 27 minutes
chez le chat, toutes les 60 minutes chez le cheval, toutes les
90 minutes chez l'homme et toutes les 100 minutes chez l'éléphant.
Ces cycles réguliers d'une heure et demie chez l'homme
ont fait couler beaucoup d'encre. En 1963, Nathaniel Kleitman
a imaginé que ce cycle pourrait refléter pendant
la nuit un rythme physiologique d'alternance éveil/repos
dans la journée, comme la partie émergée
d'un iceberg. Il a été suivi sur cette voie par
de nombreux scientifiques à la recherche d'un rythme originel
de 90 minutes qui gouvernerait mobilité, performances,
système végétatif et hormones. Ces chercheurs
se sont cependant heurtés à de nombreuses contradictions
expérimentales, car ce rythme varie d'un individu à
l'autre, d'une nuit à l'autre et même à l'intérieur
d'une même nuit, avec des écarts atteignant 50 minutes.
Comme d'autres grandeurs physiologiques telles que la durée des
cycles cardiaques, respiratoires ou de gestation, la périodicité
du S.P. est inversement proportionnelle, à l'exception des ruminants,
au métabolisme de base de ces animaux. Ainsi la souris, qui a un
métabolisme de base 25 fois plus grand que l'éléphant
(c'est-à-dire qu'elle consomme vingt cinq fois plus d'oxygène
par gramme de poids et par heure), présente 25 fois plus souvent
du S.P. que l'éléphant... Si la souris rêve plus fréquemment,
elle rêve moins longtemps que l'éléphant. C'est ainsi
que si nous comparons la durée d'un épisode de S.P. avec
sa périodicité chez les 26 espèces animales pour
lesquelles des données fiables sont disponibles, nous trouvons
un rapport, dit "rapport cyclique", extrêmement fixe et
proche de 4. Cela signifie que chaque cycle de sommeil comporte trois
quarts de sommeil lent suivis d'un quart de S.P., et ce dans toutes les
espèces animales.
A cette périodicité qui semble déterminée
par le métabolisme de base de notre espèce, s'ajoutent des
caractéristiques énergétiques cérébrales
opposées entre sommeil lent et S.P. Ainsi, pendant le sommeil lent,
les neurones corticaux qui fonctionnent de façon synchrone en quelque
sorte au ralenti, réduisent d'un tiers leur consommation de glucose
et d'oxygène. A l'inverse, en S.P., le cerveau se gorge de sang
et les neurones hyperactifs consomment des quantités de glucose
et d'oxygène telles qu'elles peuvent dépasser les valeurs
de l'éveil. Un sommeil lent économe en énergie pour
notre cerveau alterne ainsi régulièrement avec un S.P. luxueux
et consommateur d'énergie. Les situations de carence énergétique
cérébrale, telles que l'hypoglycémie, l'hypoxie,
l'épilepsie et la fièvre s'accompagnent d'une réduction,
voire d'une suppression du S.P. Il serait ainsi possible que des conditions
énergétiques cérébrales favorables conditionnent
l'apparition cyclique du S.P.
Pour mieux comprendre cette relation entre métabolisme énergétique
cérébral et périodicité du S.P., nous avons
pu modifier dans des conditions expérimentales très particulières
la périodicité du S.P. chez le chat en donnant à
respirer à ces animaux de l'oxygène pur. Le S.P. est alors
apparu toutes les 30 minutes, soit deux fois plus souvent qu'avec de l'air
normal. C'est un peu comme si l'on demandait subitement à une horloge
de tourner deux fois plus vite, en lui fournissant en quelque sorte l'énergie
pour le faire. C'est la première fois que l'on peut modifier de
façon claire et reproductible le cycle du S.P., alors que ni les
médicaments, ni l'exposition à des lumières discontinues
ou continues, ni l'isolement temporel n'affectent cette périodicité.
Ainsi, le métabolisme énergétique de l'animal, qu'il
soit cérébral ou corporel, semble influencer fortement la
périodicité de son S.P.
Isabelle Arnulf,
docteur en médecine
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Gros et petits "rêveurs"
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Malgré l'importance que certains scientifiques donnent au sommeil
paradoxal pour le développement des fonctions supérieures
du cerveau, les deux mammifères les plus primitifs (le tatou géant
et l'opossum) présentent des quantités impressionnantes
de sommeil paradoxal (S.P.), tandis que l'homme n'en a qu'une quantité
très moyenne. En général, plus un animal dort, plus
il présente de S.P.. Ainsi, le tatou géant et l'opossum
sont de très gros dormeurs (18 heures par jour), tandis que les
ruminants, comme la vache, sont de très petits dormeurs (environ
4 heures par jour). Il y a toutefois des exceptions à cette règle
car le paresseux par exemple, qui peut dormir jusqu'à 17 heures
par jour n'a que 72 minutes de S.P.
M. T.
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