Le sommeil, l'autre versant de l'esprit
Michel Jouvet
Revue de Métaphysique et de Morale, N¡ 2/1992 185

TABLE DES MATIERES

Introduction

Neurobiologie de l'"Esprit" au cours de l'Eveil

Les états de sommeil et l'Esprit

Le sommeil à ondes lentes

Le Sommeil Paradoxal et les consciences oniriques

La neurobiologie du SP...

Le comportement onirique chez l'homme

Tableau des principales variables neurobiologiques...

La périodicité du rêve

L'héredité psychologique...

En conclusion


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Les états de sommeil et l'Esprit

Le Sommeil Paradoxal et les consciences oniriques

Le Sommeil Paradoxal (REM SLEEP)

Chez l'homme, le sommeil paradoxal est un phénomène périodique qui survient 90 minutes après l'endormissement, donc après environ 80 minutes de sommeil à ondes lentes. Il se caractérise par l'activation de l'électroencéphalogramme dont l'aspect devient similaire à celui de l'attention vigile (ou du stade très léger de l'endormissement) (Descending Stage 1). Ce phénomène s'accompagne de mouvements oculaires rapides, d'une atonie posturale et d'érection. La durée d'une phase de sommeil paradoxal est de 20 minutes. Ces phases surviennent toutes les 90 minutes et sont séparées par du sommeil à ondes lentes. Ainsi, au cours d'une nuit de sommeil, apparaissent 4 à 5 phases de sommeil paradoxal (environ 100 minutes, soit 20 % de la durée totale du sommeil). Cette phase de sommeil a été considérée au début comme un stade de sommeil léger analogue à l'endormissement (Emerging Stage 1). On sait maintenant qu'il s'agit d'un État aussi différent du sommeil que celui-ci l'est de l'éveil [11].

Chez l'homme, le rêve survient pendant le sommeil paradoxal. L'homme sait qu'il rêve depuis l'aube de l'Humanité mais ce n'est que depuis 1957 que l'on a pu identifier les périodes de sommeil paradoxal comme corrélats neurophysiologiques du rêve [12].

En effet, lorsqu'ils sont réveillés au cours d'une période de sommeil paradoxal, les sujets sont capables de raconter, avec beaucoup de détails, des visions oniriques en couleurs, plus rarement des souvenirs auditifs ou gustatifs, parfois des sensations de vol. Il existe un rapport significatif entre l'intensité émotive des visions du drame onirique et les altérations de la fréquence cardiaque ou respiratoire. Ainsi presque tous les réveils de sujets au cours du sommeil paradoxal entraînent des souvenirs très précis de rêve alors que des réveils provoqués à des intervalles de plus en plus longs après la fin spontanée d un épisode de sommeil paradoxal entraînent des souvenirs de plus en plus estompés et sans couleur. Ces souvenirs sont probablement la source de certains aspects de la conscience au cours du sommeil à ondes lentes (voir plus haut).

Les états de conscience onirique

A. - J'ai rêvé que je volais. J'étais sûr que je ne rêvais pas. J'étais sûr d'être éveillé et je m'étonnais de ne pas avoir essayé plus tôt de voler, tellement c'était facile...

B. - J'ai rêvé que je volais. A ce moment, j'étais sûr de rêver mais je n'ai pas bougé. J'ai assisté, émerveillé, à mes évolutions en vol, sans prévoir ce qui se passerait. C'est un sentiment extraordinaire.

Telles sont les deux modalités de la conscience onirique que l'on peut obtenir en réveillant des sujets au cours des rêves (le rêve de vol est relativement fréquent et permet mieux, par son étrangeté, l'analyse de la conscience).

Chacun, au moins ceux qui se souviennent de leurs rêves, a le souvenir d'un rêve du type A, dont l'archétype le plus célèbre est le rêve de Tchouang-Tseu rêvant qu'il est papillon ou du papillon rêvant qu'il était Tchouang-Tseu. La réalité de la conscience onirique est bien résumée par cette formule d'Havelok Ellis [13]: "Dreams are real while they last, can we say more of life". Notre conscience onirique réagit ainsi, comme si elle était vigile. Nous pensons que nous ne rêvons pas. Il s'agit donc d'une conscience réflexive, puisque nous pouvons nous demander si nous rêvons. La conscience onirique ressemble ainsi à celle du sujet éveillé en proie à des hallucinations. L'imagerie onirique ou hallucinatoire déclenchée par un système endogène situé dans le tronc cérébral est considérée comme la réalité, même si elle est fantastique. La raison de la conscience réflexive qui intervient au cours de l'éveil est alors absente. L'illusion de la réalité au cours des rêves a fait l'objet de commentaires nombreux par les philosophes [14]. Nous essaierons plus loin d'en cerner certains aspects psychophysiologiques.

Les rêves du type B sont beaucoup plus rares (1 à 2 % des souve nirs de rêve). Il est convenu de les appeler "rêves lucides". Il faut remarquer que le troisième rêve de Descartes au cours de la fameuse nuit du 10 novembre 1619 était un rêve lucide... "Ce qu'il y a de singulier à remarquer, c'est que doutant si ce qu 'il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida en dormant que c'était un songe, mais il en fit encore l'interprétation avant que le sommeil le quittât..." (Descartes parle de lui à la troisième personne) [15]. On sait que ce rêve conduisit Descartes à proposer la dichotomie entre res immateria et res materia et la formule "Je pense donc je suis" qui devait retarder les études sur l'inconscient en France [16].

Le rêve lucide est bien un rêve authentique: des rêveurs lucides ont été enregistrés pendant toute la nuit avec des électrodes au niveau du scalp, des orbites et des muscles. Il est donc ainsi possible de repérer sans aucune ambiguïté l'apparition des signes cardinaux du sommeil paradoxal (qui sont impossibles à simuler). On demande au sujet avant qu'il ne s'endorme de signaler qu'il rêve en bougeant par exemple un doigt de façon codée (3 fois, 2 fois, 1 fois, par exemple). Ce signal peut être enregistré sur le polygraphe. C'est ainsi que, grâce aux travaux de La Berge, on possède quelques enregistrements de périodes de rêve lucide au cours desquels le signal codé est inscrit.

Je dois confesser que pendant longtemps je n'ai pas cru à l'existence de ces rêves lucides. Cependant, depuis 3 ans, à 4 reprises, j'ai pu constater l'extraordinaire expérience subjective que représente le déroulement de l'imagerie onirique que l'on ne peut influencer, et à laquelle on assiste en étant parfaitement conscient qu'il s'agit d'un rêve. Ainsi, un Moi conscient d'être conscient (et éveillé) (conscience réflexive) est "rêvé" par un inconscient qu'il ne peut influencer (mais qu'il peut interrompre au moindre mouvement). L'interprétation en termes neurobiologiques de ces phénomènes nous échappe. Cependant, certains mécanismes du sommeil paradoxal chez l'animal ont été élucidés depuis 30 ans. Peuvent-ils nous servir à comprendre les mécanismes du rêve chez l'homme ?

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BIBLIOGRAPHIE
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