Le rêve : Histoire naturelle
Par Michel Jouvet Médecine et Hygiène 35 : 1203-1242
TABLE DES MATIERES

Sommaire

I. Les limites temporelles du rêve

II. Neurophysiologie expérimentale

III. L'histoire naturelle du rêve

IV. La privation de SP

V. Les fonctions du sommeil paradoxal

Figure 1

Tableau 1


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II. Neurophysiologie expérimentale (6) à (9)

Sur le plan phénoménologique, le sommeil paradoxal (SP), qui survient par périodes de 6 mi toutes les 25 mn au cours du sommeil, s'accompagne d'une élévation importante du seuil d'éveil par rapport au stade de sommeil profond qui le précède. Il est devenu classique d'y distingue deux catégories de phénomènes toniques et phasiques. Les phénomènes toniques sont caractérisé par une activité électrique corticale rapide (similaire à celle de l'éveil) et par l'abolition totale du tonus musculaire. Les phénomènes phasiques centraux sont représentés par une activité de pointes de haut voltage au niveau du pont, du noyau genouillé latéral et du cortex occipItal. d'où le terme d'activité PGO qui lui a été donné). Cette activité est responsable des phénomènes phasiques périphériques constitués avant tout par des mouvements oculaires rapides et accessoirement de petits mouvements fins des extrémités.

Il apparaît ainsi que de nombreux systèmes de neurones sont mis en jeu de façon simultanée au cours du SP. Afin d'essayer de délimiter l'organisation de ces systèmes, notre première tactique fut d'essayer de réduire le phénomène complexe du SP à un phénomène plus simple. Malheureusement, il n'était pas question de "simplifier" le sujet d'expérience. Ni l'aplysie, ni l'escargot, ni la grenouille ne présentent de SP, tout au moins avec les critères que nous reconnaissons chez les mammifères. C'est pourquoi il nous a fallu effectuer cette simplification sur l'animal de choix des chercheurs du sommeil : le chat, en réalisant des préparations décortiquées ou porteuses de diverses sections du tronc cérébral. Je reconnais bien volontiers les limites d'une telle approche : ainsi le SP périodique de cet animal machine qu'est le chat pontique est assez loin de ressembler à celui de l'animal intact, mais au moins il nous permet de savoir que des structures responsables du SP persistent chez une préparation démunie de télédiencéphale ou de mésencéphale. Ce résultat démontre également que le SP n'est pas une propriété intrinsèque de n'importe quelle cellule cérébrale, mais qu'il dépend de certains systèmes de neurones pontiques.

Le bilan d'une vingtaine d'années de recherches sur les mécanismes du SP peut être résumé de la façon suivante: très schématiquement, le SP apparaît comme un état d'excitation cérébrale intense, au cours de laquelle la majorité des neurones semble obéir à un générateur pontique. L'excitation cérébrale se traduit sur le plan unitaire ou multiunitaire par l'augmentation rythmique de l'activité des neurones corticaux et sous-corticaux, pyramidaux ou extrapyramidaux. C'est là un fait essentiel : le faisceau pyramidal est envahi par de nombreuses décharges descendantes qui gagnent les motoneurones spinaux. Il en est de même de nombreux relais extrapyramidaux : noyaux rouges, noyaux vestibulaires, formation réticulée mésencéphalique, etc... La nature de cette excitation endogène pose de nombreux problèmes dont les principaux me paraissent être les suivants :

- Quels sont ses rapports avec les générateurs pontiques?

- Comment le cerveau reçoit-il cette information et seulement cette information, ce qui pose le problème de l'inhibition des autres signaux afférents.

- Comment le cerveau bloque-t-il les messages efférents moteurs mis en jeu par le générateur?

- Le générateur pontique est-il responsable d'un bruit aléatoire ou délivre-t-il une information?

- Enfin quels sont les mécanismes préparatoires et protecteurs qui permettent au système nerveux central de se mettre dans des conditions aussi téléologiquement dangereuses?

(A) Bien que la nature du neurotransmetteur mis en jeu par le générateur reste indéterminée, nous savons qu'au niveau de la partie dorsolatérale du tegmentum pontique, dans la région des noyaux réticularis pontis caudalis, oralis et subcoeruleus, se situe un groupe de cellules responsables de l'activité PGO.

Cette activité a le mérite d'être très individualisée au niveau du système oculomoteur et du système visuel central du chat, et son organisation anatomique a été tracée dans ses grandes lignes : en bref, de la formation réticulée pontique monte un système de neurones de très petit calibre qui croisent au niveau de la commissure supraoptique pour gagner les noyaux géniculés latéraux et le cortex occipItal. controlatéral. Le fonctionnement des générateurs est donc repéré par des informations recueillies au niveau des noyaux genouillés latéraux et des noyaux moteurs intrinsèques des globes oculaires. Un problème principal reste à résoudre : cette information privilégiée qui est recueillie au niveau du système visuel et oculomoteur est-elle seulement localisée à cet endroit, ou au contraire, n'est - elle qu'un aspect électrophysiologique privilégié d'une excitation endogène qui pourrait être recueillie dans d'autres systèmes?

Il semble que l'on puisse répondre affirmativement à la seconde question car il existe d'étroites corrélations entre la modulation de l'activité unitaire corticale ou sous-corticale en dehors du système visuel et l'activité PGO. Cette corrélation peut prendre plusieurs aspects: facilitation ou inhibition des décharges unitaires. En outre, líinactivation réversible par cryode du pédicule d'origine des PGO au niveau de l'isthme permet de supprimer la modulation de l'activité unitaire extravisuelle. Ainsi, on peut admettre qu'un très grand nombre de neurones cérébraux, appartenant aussi bien au système visuel qu'à d'autres systèmes intégratifs et moteurs sont sous la dépendance directe ou indirecte des générateurs pontiques. Cette dépendance étroite est grandement aidée par le blocage de la majorité des signaux du milieu extérieur.

(B) Inhibition présynaptique au niveau des différents relais. - Cette inhibition a été mise en évidence au cours du SP à différents niveaux: noyaux cuneatus, geniculé latéral, noyau cochléaire, etc. Le blocage des messages afférents permet donc à un grand nombre de neurones de ne plus être soumis à l'arrivée de volées afférentes extrinsèques, ce qui permet sans doute à des processus intégratifs de mieux s'établir sous l'influence des générateurs pontiques. Mais cette inhibition ne va pas sans une contrepartie téléologiquement dangereuse, c'est-à-dire l'élévation importante du seuil d'éveil.

(C) A ce blocage des afférences, s'ajoute nécessairement celui des efférences. Nous rêvons que nous courons ou que nous volons mais notre corps reste inerte car il existe une inhibition totale du tonus musculaire. Parfois peuvent apparaître, surtout chez le chien, des mouvements des pattes mais l'atonie musculaire ne permet jamais l'apparition de mouvements de redressement. Si les mécanismes intimes du blocage des efférences sont encore mal connus, nous connaissons cependant la topographie exacte des neurones responsables du blocage des efférences motrices au niveau du complexe du locus coeruleus (les efférences végétatives continuant à s'extérioriser comme en témoignent les variations respiratoires, cardiaques et tensionnelles, et peut-être l'érection dont le mécanisme reste mystérieux). Il est donc devenu possible, en détruisant ces neurones par des coagulations limitées de supprimer sélectivement l'inhibition du tonus musculaire au cours du SP. Ainsi peuvent se dévoiler des comportements stéréotypés d'orientation, d'affût, d'exploration visuelle, d'agression, de poursuite ou de défense. Ces comportements ressemblent à s'y méprendre à un comportement d'éveil. Cependant, le syndrome oculaire (myosis intense et rétraction des membranes nictitantes) est celui d'un sommeil profond. En outre, l'animal ne réagit pas aux stimulations du milieu extérieur, en particulier aux stimulations visuelles. Enfin l'activité PGO spécifique du SP que l'on observe au cours de ces épisodes est la preuve électrique que l'animal n'est pas éveillé, mais qu'il extériorise au contraire les nombreux comportements " oniriques " stéréotypés qui normalement sont bloqués par l'inhibition du tonus musculaire.

(D) L'analyse " éthologique " de ces comportements " oniriques ". - en révèle la richesse et l'organisation : ainsi, le redressement de la tête est suivi par des mouvements d'exploration de droite à gauche, puis par l'attitude d'affût typique du chat suivie parfois par la poursuite d'un objet imaginaire. Les mouvements de l'animal sont précédés chaque fois par une activité PGO. Il existe ainsi au niveau central un véritable codage, assurément fort complexe, qui est responsable des différents répertoires de comportement " onirique ". Ces comportements sont-ils acquis ou innés? Quels sont les mécanismes intimes de transduction entre les phénomènes centraux du SP, en particulier l'activité du générateur pontique, et la réalisation de ces comportements stéréotypés? Telles sont les questions essentielles que nous étudierons plus loin. Mais nous pouvons déjà répondre à la question que nous posions au début:

le générateur pontique est-il responsable d'un bruit aléatoire ou délivre-t-il une information?

On doit bien admettre que le répertoire varié des comportements " oniriques " qui survient au cours du SP en étroite liaison avec l'activité PGO centrale ne peut résulter d'un bruit aléatoire. C'est pourquoi il nous faut conclure que l'activité PGO est responsable d'une information, et sans doute d'un programme.

Il nous reste maintenant à essayer de comprendre comment un tel système de programmation peut survenir, comment il est protégé.

(E) Les mécanismes préparatoires du rêve.- le sommeil (9), (10). - L'irruption brutale du rêve au cours de l'éveil est pathologique: chez l'homme, c'est la maladie de Gélineau (narcolepsie-cataplexie) avec son effondrement dû à la perte soudaine de tonus et perte du contact avec la réalité suivi de souvenirs oniriques. Normalement, en effet, c'est le sommeil qui prépare le rêve. Certaines de ces étapes préparatoires commencent à être connues sur les plans structural et biochimique. La première étape est liée à l'endormissement. Elle s'accompagne d'une inactivation du système d'éveil mésencéphalique et d'une diminution du métabolisme des neurones catécholaminergiques. Ce phénomène ne peut se produire que si le système d'éveil n'est plus sollicité par des signaux annonciateurs de dangers soit internes (douleurs), soit externes (absence du signal olfactif ou auditif d'un prédateur, environnement non hostile ou protégé : le terrier, les arbres à sommeil des babouins, etc.).

La deuxième étape constitue le sommeil proprement dit et un cycle complet de sommeil doit, en général, précéder la première phase de SP. Des mécanismes sérotoninergiques déclenchés par le système du raphé, entrent alors en jeu. Ils contribuent encore à inactiver le système d'éveil (bien que celui-ci puisse être à tout moment activé par un signal de danger). La libération de sérotonine doit sans doute s'accompagner au niveau des effecteurs postsynaptiques des processus restaurateurs que nous attribuerons au sommeil. Parmi les messagers biochimiques qui entrent en jeu à ce moment du sommeil, certains sans doute servent à des processus de fixation synaptique, de restauration de la fatigue cérébrale. D'autres, ou les mêmes, doivent préparer les neurones à l'arrivée du rêve. Celui-ci survient lorsqu'un mécanisme de rétroaction vient mettre fin à la libération de sérotonine au niveau des projections de la partie rostrale du système du raphé. Ce signal, ainsi que l'inactivation complète de certains neurones catécholaminergiques déclenchent alors l'irruption de l'activité PGO. Les étapes finales qui permettent l'enclenchement du SP sont encore mal connues. Il semble que ce sont des neurones cholinergiques appartenant au complexe du locus coeruleus qui soient responsables de l'inhibition du tonus musculaire et peut-être de l'activité PGO.

En résumé, l'apparition du rêve semble être commandée par une série de mécanismes complexes qui s'enclenchent de façon harmonieuse. Il suffit que l'un soit absent pour que le phénomène n'apparaisse pas. Parmi ces mécanismes, il convient d'insister sur la primauté du système d'éveil dont la mise en jeu, même fugitive, est suffisante pour empêcher la mise en jeu du SP. Cette constatation nous permet de comprendre pourquoi le rêve ne peut apparaître qu'après un stade de sommeil profond, témoin électrophysiologique et biochimique de la sécurité de l'animal, car c'est seulement lorsque l'animal ou l'homme se sent en sécurité qu'il peut s'abandonner à la paralysie aveugle et sourde du rêve. On ne voit pas en fait comment l'évolution aurait pu inventer un autre moment que le sommeil pour insérer les périodes de rêve dans le continuum éveil-sommeil. S'il eut autrefois des mutants cataplectiques ou narcoleptiques, capables de s'effondrer brusquement au moment de l'attaque ou de la fuite, il faut bien admettre qu'ils ont eu peu de chance de survivre.

Les conclusions suivantes peuvent donc être tirées de l'approche réductioniste de l'activité onirique: lorsque le système nerveux n'est plus tenu en éveil par les diverses nécessités et agressions des milieux intérieur ou extérieur, une phase de sommeil préparatoire est la condition nécessaire au déclenchement du rêve. Au cours de celui-ci, des mécanismes d'origine pontique viennent isoler le système nerveux central en fermant la porte des principales afférences sensorielles et des efférences motrices (excepté la motricité oculaire). Sourd, aveugle et paralysé, le cerveau rêveur est alors prêt à recevoir des stimuli " endogènes " à partir du pont (activité PGO.). Il semble que cette activité qui envahit la plupart des structures cérébrales ne constitue pas un bruit aléatoire puisque dans certaines conditions, on arrive à montrer qu'elle est responsable de comportement moteur très complexe. Il faut donc admettre que l'activité PGO est le support d'une information ou d'un programme. Une telle information est-elle acquise (épigénétique) ou est-elle programmée génétiquement. L'approche réductioniste n'est pas encore parvenue à résoudre ce problème, mais un début de réponse a été apporté par l'étude diachronique du rêve, par son histoire naturelle.

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