Le rêve : Histoire naturelle
Par Michel Jouvet Médecine et Hygiène 35 : 1203-1242
TABLE DES MATIERES

Sommaire

I. Les limites temporelles du rêve

II. Neurophysiologie expérimentale

III. L'histoire naturelle du rêve

IV. La privation de SP

V. Les fonctions du sommeil paradoxal

Figure 1

Tableau 1


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III. L'histoire naturelle du rêve

Celle-ci peut être envisagée à la fois sur le plan phylogénétique et ontogénétique. A quel moment peut-on objectiver le sommeil paradoxal sur des bases polygraphiques certaines, chez différentes espèces animales adultes ou chez le mammifère au cours de son développement pré - ou postnatal. La réponse à cette question n'est pas si facile. Quels critères du SP doit-on privilégier? L'activation corticale pendant le sommeil comportemental? Mais qu'en est-il chez les espèces comme les poissons ou reptiles qui n'ont pas de cortex et chez qui l'activité électrique centrale ne varie pas entre les états d'activité et de quiescence? Les mouvements rapides des yeux au cours du sommeil comportemental? Que dire alors de la chouette qui ne bouge pas les yeux, mais qui présente de façon certaine les autres critères du SP? L'absence totale du tonus? Mais ce critère peut n'être pas suffisant chez les espèces dont le tonus disparaît pendant le repos ou le sommeil. Ainsi, chez l'homme, il a fallu de nombreuses explorations pour découvrir le seul groupe musculaire (houppe du menton et sous-hyoïdiens) dont l'absence d'activité tonique était spécifique du SP. Le problème est également complexe au cours de l'ontogenèse. Il faut, en effet, que les structures postsynaptiques, effectrices du SP, soient suffisamment développées pour que puissent apparaître les signes cardinaux polygraphiques du SP. Celui-ci peut très bien être présent et jouer un rôle biochimique sur les neurones sans que ceux-ci puissent exprimer, à l'échelle macroscopique où ils sont observés, une activation tonique comme cela sera le cas pour les neurones corticaux ou des brèves activations phasiques dans le système oculomoteur.

(A) Ces réserves faites, l'exploration phylogénétique a abouti au bilan suivant (12) : l'arbre généalogique du SP, exploré bien indirectement par quelques sondages chez différentes familles ou espèces, semble relativement jeune. Il n'a pas été possible, malgré de très longs enregistrements, d'observer au cours des périodes d'inactivité (sommeil?) des poissons (tanche), des amphibiens (crapaud), des reptiles (tortue, iguane, caïman) d'accident périodique accompagné de variations végétatives, de mouvements oculaires. de variations du tonus. En bref, chez ces espèces, le sommeil ou l'inactivité est monotone ou univoque. Il semble donc que les poïkilothermes (dont l'activité centrale varie peu entre éveil et sommeil) ne présentent pas de SP. Par contre, chez tous les oiseaux et mammifères étudiés jusque là, du pigeon à l'aigle, de l'opposum à l'homme, les critères cardinaux du SP sont présents et faciles à objectiver, seul l'échidné (tachyglossus aculeatus) constitue une intéressante exception puisque jusque là il a été impossible d'objectiver chez lui la présence de SP (1). Cette exception est sans doute importante car le cerveau de l'échidné possède des caractères reptiliens. Cependant, son organisation cérébrale lui permet d'avoir des caractères électriques évidents de sommeil à ondes lentes. Il semble donc bien, grâce à cette exception, que le cerveau des reptiles, même amélioré, soit incapable d'exprimer le SP. Il existe, bien sûr, des différences quantitatives considérables concernant la durée du SP et son rythme ultradien selon les espèces considérées qu'il serait trop long d'envisager ici. Quelques caractéristiques générales peuvent cependant être résumées: les espèces chassées qui ont besoin d'un temps d'éveil très long pour acquérir une nourriture faiblement énergétique à base de cellulose (herbivores, ruminants, rongeurs) ont, en général, un temps de sommeil court et la durée du SP n'excède pas 10 à 15 mn par jour, réparties en brèves périodes au cours du sommeil. Par contre, ce sont les carnivores, prédateurs, dont le sommeil est long (et protégé) qui présentent les durées de SP les plus importantes. Mais l'intrication des facteurs écoéthologiques, l'absence presque totale de données recueillies in situ dans un milieu naturel n'ont pas encore permis de repérer des rapports significatifs entre la durée du SP et d'autres caractéristiques du système nerveux central ou du comportement. Il ne semble pas y avoir, en particulier, de rapport avec les fonctions supérieures du cerveau. L'opposum et le chat ont des durées de SP plus longues que le chimpanzé ou l'homme, bien que leurs capacités d'apprentissage soient beaucoup plus limitées.

(B) Bien qu'elle procède d'une problématique différente de l'approche généalogique du SP, il convient de résumer ici les données acquises par l'étude génétique du SP qui s'est développée surtout chez la souris (3), (20). Il apparaît, en effet, que chaque souche de souris consanguines possède des caractéristiques temporelles de SP propres à la souche (durée, répartition circadienne et ultradienne). Ces caractéristiques sont transmises selon le mode mendelien. Bien plus, l'organisation temporelle des mouvements des yeux du SP possède également des caractéristiques génétiques. Ainsi la souche BALB/C a des mouvements des yeux fréquents, tandis que chez la souche C 57BR, les mouvements oculaires sont au contraire pauvres, isolés et rares. Ces caractéristiques apparaissent également liées à des caractères génétiques comme le prouve l'étude des hybrides et des croisements en retour entre la première génération et les parents des 2 souches. Si l'on se souvient qu'il existe une correspondance très étroite entre les mouvements oculaires et l'activité centrale PGO, ce renseignement est à verser au dossier de la nature de l'information qui serait délivrée par l'activité PGO au cours du SP: nous sommes ainsi en mesure d'admettre qu'il est très vraisemblable que cette information est génétiquement programmée, du moins chez la souris. La constatation de fréquences et de modes d'organisation différents des PGO chez différentes sous-espèces de papio (papio papio, papio hamadryas) va également dans ce sens (2), encore que le rôle joué par les facteurs épigénétiques n'ait pas été éliminé chez ce dernier cas. Il est sans doute prématuré d'étendre ces conclusions à l'homme et le nombre d'individus à explorer dans le cadre de la génétique des populations rend très long et difficile l'étude génétique du sommeil. Cependant, l'exploration des mouvements des yeux au cours du rêve chez trois sujets bassaris, appartenant à ce qu'il est convenu d'appeler un isolat génétique, du Sud Sénégal, in situ, et en France (dans des conditions d'environnement très différentes) nous a révélé l'existence d'une différence importante dans la répartition de leurs mouvements oculaires par rapport à un large groupe de contrôle du même âge observé à Lyon (17). L'étude de jumeaux mono et hétérozygotes devrait permettre de continuer l'approche génétique du rêve chez l'homme, mais la complexité et la diversité de groupement des mouvements oculaires chez l'homme ne rend pas facile leur classification.

(C) Si la génétique du sommeil paradoxal nous a appris qu'il pouvait exister une programmation génétique de certains aspects du SP, l'étude de l'ontogénèse du SP semble apporter des résultats similaire (14), (15), (21): très schématiquement., on peut dire que le SP est un excellent index de la dynamique des processus de maturation du cerveau. Ainsi le SP prédomine à la naissance (et constitue la presque totalité du sommeil) chez le raton et le chaton. Au fur et à mesure de la maturation postnatale, la proportion de SP décroît pour atteindre le niveau de l'adulte (soit 200 mn par jour chez le chat) au moment du sevrage qui correspond à l'achèvement de l'organisation corticale. L'augmentation considérable du SP chez les espèces nidicoles pourrait être due à des facteurs périnataux (tels que l'alimentation lactée). En fait, la démonstration qu'il s'agit bien du niveau de maturation cérébrale est apportée par l'étude des espèces nidifuges (comme le cobaye) dont la maturation cérébrale s'effectue de façon presque totale avant la naissance. Dès la naissance, la durée du SP d'un cobaye nouveau-né est, en effet, presque similaire à celle de l'adulte. Par contre, il existe une augmentation considérable du SP in utero, si bien qu'un foetus de cobaye de 45 jours (soit 20 jours avant le terme) présente des quantités de SP analogues à celles d'un raton nouveau-né (pour un index de maturation cérébrale équivalent). L'ontogénèse du SP nous apprend donc que c'est au moment où les facteurs génétiques prénataux l'emportent sur les facteurs épigénétiques que le SP est le plus important. Elle nous apprend également que la quantité de SP semble liée à la maturation et à l'organisation cérébrale. Ainsi dans le domaine de l'ontogenèse, comme dans celui de la génétique, nous retrouvons le concept de programmation et d'organisation au sein des possibles fonctions du SP.

On devrait alors s'attendre à ce que la privation de SP retentisse sur certaines fonctions cérébrale et s'extériorise au niveau du comportement. En fait, nul n'a encore apporté la preuve de l'existence d'un trouble spécifique à la suite de la privation " sélective " de SP chez l'animal adulte, car il a encore été impossible de supprimer totalement et sélectivement le SP chez l'animal nouveau-né pendant plus de quelques jours.

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