Etude des mécanismes du sommeil physiologique
M. Jouvet, J. Dechaume et F. Michel
Lyon Médical N 38 -18 Septembre 1960
TABLE DES MATIERES

Introduction

I - Rappel Methodologique

II - Aspects EEG du sommeil physiologique chez le chat

III - Topographie des systemes responsables des deux stades du sommeil

IV - Les expériences de stimulation

V - L'ensemble de ces résultats

VI - Aspects EEG du sommeil physiologique chez l'homme

Conclusion

FIGURES

IMPRESSION
Version imprimable
(Tout l'article dans une seule page)

6 - Aspects E.E.G. du sommeil physiologique chez l'homme

A.- Sujets normaux

Nous avons pratiqué quinze tracés de sommeil (de 22 heures à 6 heures du matin) sur quatre sujets adultes: deux hommes et deux femmes de 25 à 35 ans. De façon continue, l' E. E. G. était enregistré au niveau du scalp ainsi que les mouvements des yeux, grâce à des électrodes placées de part et d'autre des globes oculaires, l'activité musculaire au niveau de la nuque ou des sterno-cleïdo mastoïdiens, le réflexe psycho-galvanique, l'électrocardiogramme et enfin la respiration grâce à un système placé autour du thorax.

Dans certains cas, le seuil d'éveil fut testé par stimulations auditives pratiquées par l'intermédiaire d'un haut parleur déclenché par stimulateurs à voltages variables. Lors des éveils provoqués au cours des différents stades de sommeil, il était demandé au sujet s'il se souvenait d'un rêve.

Les sujets étaient couchés confortablement dans un lit situé dans une pièce faiblement éclairée, l'observateur restant devant l'électroencéphalogramme, séparé du sujet par l'intermédiaire de plusieurs rideaux ou dans une pièce contiguë. A tout instant, il était possible d'observer le sujet sans faire de bruit.

Il est vite apparu, au cours de ces enregistrements, que l'index électromyographique était mauvais chez l'homme, car aussi bien l' E. M. G. des muscles de la nuque que celui des sterno-cleïdo-mastoïdiens disparait dès les premières phases de l'endormissement, du fait de la posture de repos et de sommeil chez l'homme.

L'enregistrement de l'orbiculaire des paupières s'est révélé également difficile chez le sujet normal. Il en est de même avec notre technique d'enregistrement du réflexe psycho-galvanique, dont nous ne ferons pas état.

Résultats

Nous adopterons la terminologie de Dement et Kleitman (1957) au sujet des différents stades du sommeil, pour n'insister que sur la phase paradoxale (fig. 14a).

Stade 1: bas voltage avec une activité relativement rapide et un manque absolu de fuseaux. Il s'observe immédiatement après l'endormissement et peut être extrêmement court chez certains sujets; il est totalement dénué de mouvements oculaires et le seuil d'éveil est extrêmement bas.

Stade 2: présence d'une activité de fuseaux apparaissant sur un arrière fond d'activité rapide et de bas voltage. Par fois, il peut déjà exister une activité thêta. C'est à ce stade que sont recueillis les K complexes au niveau des régions antérieures.

Stade 3: intermédiaire, caractérisé par l'apparition d'ondes lentes de haut voltage auxquelles s'associent encore quelques fuseaux.

Enfin, le stade 4 est caractérisé par la présence d'ondes lentes delta de grande amplitude.

La phase paradoxale chez l'homme (fig. 14b)

Elle se caractérise:

a) Au point de vue E.E.G., par une activité de bas voltage, une absence totale de fuseaux et une absence totale de K complexes lors des stimulations auditives. Au niveau des régions postérieures, il existe parfois une activité identique à celle de l'alpha avec cependant une amplitude moins grande. Parfois, à cette activité, s'associe une activité plus irrégulière, mais toujours de bas voltage à 5-6 c./seconde. On ne remarque jamais une activité très rapide, comme on peut la voir durant la réaction d'arrêt. Au niveau des régions antérieures, par contre (dérivations fronto-temporales ou vertex-pariétales ou fronto-vertex), on remarque fréquemment la présence d'ondes lentes à 3 ou 4 c./seconde ayant une allure triangulaire ou quadrangulaire, ´ en dents de scie ª. Ces ondes lentes ne sont pas contemporaines des mouvements des yeux car elles ne se retrouvent pas dans les dérivations frontales où apparaissent alors les artefacts oculaires. Ces phases paradoxales, d'une durée de trente à quarante minutes, se sont répétées de deux à quatre fois dans une nuit, selon les sujets (fig. 15). Les intervalles minima qui les séparaient ont toujours été supérieures à trente minutes. Parfois, il est arrivé que les sujets réveillés au cours d'un stade paradoxal se replongent, après rendormissement. très rapidement dans ce même stade.

b) Phénomènes périphériques (fig. 16): les mouvements des yeux sont très caractéristiques et ressemblent, en tous points, à ceux qui sont observés chez le chat et qui ont été décrits par Dement et Kleitman chez l'homme. Mouvements rapides, de type nystagmiforme, irréguliers, apparaissant par bouffées, ils marquent l'apparition de la phase paradoxale et en signalent la fin par leur disparition. A ce stade. le tonus musculaire de l'orbiculaire disparaît car les paupières s'entrouvent pour laisser apparaître la sclérotique blanche. Il est fréquent, également, de constater des mouvements discrets des commissures labiales et des doigts.

Les variations respiratoires sont constantes chez tous les sujets: irrégularité, diminution de l'amplitude et accélération qui contrastent avec la régularité observée au cours des autres stades du sommeil. Les variations du rythme cardiaque sont moins constantes: l'irrégularité, en général, est manifeste, et, dans 60 % des cas, nous avons observé une accélération du pouls, et dans 20 %, un ralentissement; chez un sujet cependant, il n'y eut pas de modification, sauf lors des dernières P. P. au cours de la nuit.

Cinquante réveils ont été provoqués au cours des tracés de sommeil: sur vingt réveils provoqués au cours de la P.P., douze fois les sujets déclarèrent qu'ils avaient rêvé. Sur trente-cinq réveils provoqués en dehors de la phase paradoxale, au cours des stades 1, 2, 3 et 4, un seul sujet déclara une fois avoir rêvé.

B.- Le sommeil au cours d'un syndrôme de décortication chronique

L'analyse structurale de l' E.E.G. humain souffre d'un handicap majeur: l'impossibilité de réaliser des lésions expérimentales. Cependant, dans certains cas, la maladie peut réaliser des atteintes nerveuses systématisées comparables à celles de l'expérimentation. C'est le cas d'une malade de 30 ans, hospItal.isée à la Clinique Neuropsychiatrique, présentant, depuis trois ans et demi, un tableau clinique de décortication (syndrome d'aperceptivité réactive hyperpathique et hypertonique), (Dechaume et Jouvet, 1960), consistant en une absence totale de perceptivité visuelle ou auditive, avec conservation de réactions végétatives et mimiques à la stimulation douloureuse et présentant une attitude posturale en flexion des membres supérieurs avec un réflexe de Magnus et Klein.

Chez cette malade, la ventriculographie objective une dilatation progressive et globale des ventricules (fig. 17). Des tracés ont permis de retrouver, chez cette jeune femme, un rythme de sommeil analogue à celui du chat décortiqué (fig. 18). L'état de veille se caractérise par une très nette hypertonie des fléchisseurs du membre supérieur, se traduisant par une activité E.M.G. intense recueillie au niveau du biceps, par des mouvements incessants de mâchonnement. Fait caractéristique, il n'apparaît jamais aucune onde lente de haut voltage ou fuseau, ni K complexe sur l' E.E.G.: comme chez le chat décortiqué chronique, le tracé E.E.G: reste rapide et de bas voltage de façon permanente quel que soit l'état de vigilance (fig. 19). Le stade paradoxal est typique: l'activité E.M.G. disparaît alors totalement, tandis que les mouvements des yeux sont identiques à ceux que présente un individu normal au cours de ce stade. Il existe, également, des mouvements discrets des commissures labiales; le rythme cardiaque s'accélère, les variations respiratoires sont très nettes, car cette malade présente, à l'état de veille, une respiration de type périodique, qui laisse place, durant la P. P., à une respiration ample et continue. Ce phénomène était si caractéristique qu'il était possible, uniquement par le bruit de la respiration à travers l'orifice de trachéotomie, de repérer à quels moments apparaissaient les phases paradoxales.

C.- Discussion

L'ensemble des faits recueillis chez le chat et chez l'homme permet d'admettre que l'on peut opposer également chez l'homme, malgré des aspects de sommeil fort différents du chat, deux stades opposés:

1 - D'une part, les stades 2, 3 et 4 (caractérisés par la présence de fuseaux et d'ondes lentes) qui sont totalement absents chez notre sujet décortiqué, doivent être rapprochés du stade de fuseaux et d'ondes lentes observé chez le chat. Les expériences pratiquées chez le chat ne laissent aucun doute quant à l'importance capItal.e du néocortex dans le déterminisme de tels éléments de synchronisation ou d'ondes lentes. Les ondes lentes nécessitent donc, de façon absolue, la présence du néocortex.

2 - La similarité, en tous points remarquable, des phénomènes périphériques, au cours de la P. P. du sommeil chez ]e chat et le stade du sommeil, accompagné de mouvements des yeux chez l'homme, permet d'admettre qu'il existe également chez celui-ci un stade dépendant de la mise en jeu du tronc cérébral inférieur.

Nous avons vu que; chez le chat, l'activité rapide corticale dépendait de mécanismes différents de ceux de l'éveil et probablement d'un circuit rhinencéphalique; il est possible que l'activité lente, en "dents de scie", recueillie chez l'homme dans les régions antérieures, puisse traduire la mise en jeu d'un tel système rhinencéphalique.

La signification psychologique de la P. P pose un problème extrêmement important, que nous nous réservons de discuter ultérieurement. Si nous n'avons pas retrouvé, avec la même fréquence que Kleitman, des souvenirs de rêves au cours de la P. P. (nous avons observé un nombre beau coup moins grand de sujets que celui-ci), les rapports de la phase paradoxale et du rêve semblent néanmoins certains. Si l'on peut transposer les résultats acquis chez les chats à l'homme, on doit alors admettre que l'activité onirique dépend d'un système rostral axé sur le tronc cérébral inférieur, probablement du au "limbic mid brain circuit". Ceci confirmerait les hypothèses qui font du rhinencéphale un circuit important dans certains phénomènes de mémorisation.

Dement et Kleitman (1957) admettent que les mouvements des yeux observés au cours de la P. P. correspondent à ´l'imagerie visuelle ª du rêve. Cependant, nous avons obtenu des mouvements des yeux au cours de la P. P. chez des animaux décortiqués chroniques ou sectionnés à la jonction méso-diencéphalique et montré qu'ils dépendaient de la partie antérieure du tronc cérébral. D'autre part, il est surprenant d'observer ces mouvements des yeux, en tous points identiques à l'individu normal, chez une femme ´ inconsciente ª depuis plus de trois ans et demi. Pour cette raison, nous pensons que des vérifications sont encore nécessaires avant d'affirmer que ces mouvements traduisent la perception onirique d'images visuelles.

Nous pensons, enfin, qu'il est illusoire de tenter de classer la P. P. par rapport aux autres stades du sommeil (1, 2, 3, 4), car il s'agit d'un phénomène qualitativement; différent, très vraisemblablement neuro-humoral qui peut apparaître périodiquement au cours de n'importe quel stade de sommeil.

Page suivante

BIBLIOGRAPHIE
  1. Aserinsky (E.), Kleitman (N.).
    Two types of ocular motility occuring in sleep
    Journal of Applied Physiology, 8, 1, 10, 1955
  2. Bard (P.), Macht (M. B.).
    The behaviour of chronically decerebrated cats
    In Neurological Basis of behaviour. Londres, Churchill, 1958
  3. Batini (C.), Moruzzi (C.), Palestini (M.), Rossi (G. F.), Zanchetti (A.).
    Persistent patterns of wakefulness in the pretrigeminal midpontine preparation
    Science, 128, 30-32, 1958
  4. Blake (H.), Gerard (R. W.), Kleitman (N.).
    Factors influencing brain potentials during sleep
    Journal of Neurophysiology, 2, 48-60, 1939
  5. Bremer (F.).
    Cerveau isolé et physiologie du sommeil
    Comptes rendus société de Biologie, 118, 1235-1241, 1935
  6. Davis (H.), Davis (P. A.), Loomis (A. L.), Harvey (E. N.), Hobart (G.).
    Human brain potentials during the outset of sleep
    Journal of Neurophysiology, 24, 38, 1938
  7. Dechaume (J.), Jouvet (M.).
    Etude sémiologique des troubles prolongés de la conscience. Ses bases physiopathologiques
    Lyon Médical, 203, 1.401-1.420, 1960
  8. Dement (W.).
    The occurence of low voltage, fast, electroencephalogram pattern during behavioral sleep in the cat
    E.E.G. Clinical Neurophysiology, 10, 291-296, 1958
  9. Dement (W.), Kleitman (N.).
    The relation of eye movements during sleep to dream activity: an objective method for the study of dreaming
    Journal of Experimental Psychology, 53, 5, 339-346, 1957
  10. Dement (W.), Kleitman (N.).
    Cyclic variations in E.E.G. during sleep and their relation to eye movements, body motility and dreaming
    E.E.G. Clinical Neurophysiology, 9, 673-690, 1957
  11. Dubois (R.)
    Physiologie comparée de la marmotte
    Lyon, 1896
  12. French (J. D.), Magoun (H. W.).
    Effects of chronic lesions in central cephalic brain stem of monkeys
    Archives of Neurology and Psychiatry, 68, 591-604, 1952
  13. Gayet.
    Affection encephalique (encéphalite diffuse probable)
    Archives de Physiologie normale et pathologique, 11, 341-351, 1875
  14. Goltz (F.).
    Der hundohne groszhirn
    Archiv fur die gesamte Physiologie, 51, 570-614, 1892
  15. Hess (W. R.).
    Hirnreizversuche uber den mechanismes des Schlages
    Archiv jur Psychiatrie, 86, 287, 1928
  16. Hess (R.), Koella (W. P.), Akert (K.).
    Cortical and subcortical recordings in natural and artificially induced sleep in cats
    E.E.G. and Clinical neurophysiology, 5, 75-90, 1953
  17. Jouvet (M.).
    Recherches sur les mécanismes neurophysiologiques du sommeil et de l'apprentissage négatif
    Symposium on brain mechanisms and learning. Montevideo, 1959
  18. Jouvet (M.).
    Approches neurophysiologiques des processus d`apprentissage
    Biologie Médicale, 3, 282-360, 1960
  19. Jouvet (M.), Michel (F.).
    Recherches sur l'activité électrique cérébrale au cours du sommeil
    Comptes rendus de la Société de Biologie, 152, 7, 1.167, 1958.
    TEXTE INTEGRAL
  20. Jouvet (M.), Michel (F.).
    Corrélations E E.G. du sommeil chez le chat décortiqué et mésencéphalique chronique
    Comptes rendus de la Société de Biologie, 153, 3, 422-425, 1959.
    TEXTE INTEGRAL
  21. Jouvet (M.), Michel (F.), Courjon (J.).
    Aspects E.E.G. de deux mécanismes inhibiteurs, télencéphalique et rhombencéphalique mis en jeu au cours du sommeil
    Journal de Physiologie, 51, 490-492, 1959
  22. Jouvet (M.), Michel (F.), Courjon (J.).
    Sur la mise en jeu de deux mécanismes à expression E.E.G. différente au cours du sommeil physiologique chez le chat
    Comptes rendus des séances de l'Académie des Sciences, 248, 3.043-3.045, 1959
  23. Jouvet.(M.), Michel (F.), Courjon (J.).
    Sur un stade díactivité électrique cérébrale rapide au cours du sommeil physiologique.Comptes rendus de la Société de Biologie, 153, 6, 1.024-1.028, 1959.
    TEXTE INTEGRAL
  24. Jouvet (M.), Michel (F.).
    Déclenchement de la phase paradoxale du sommeil par stimulation du tronc cérébral chez le chat intact et mésencéphalique chronique
    Comptes rendus de la Société de Biologie, 1960
  25. Jouvet (M.), Michel (F.).
    Nouvelles recherches sur les structures responsables de la phase paradoxale du sommeil
    Journal de Physiologie, 1960
  26. Lepine (R.).
    Théorie mécanique de la paralysie hystérique, du somnambulisme, du sommeil naturel et de la distraction
    Comptes rendus de la Société de Biologie, 47, 85-86, 1895
  27. Lhermitte (J.), Tournay (A.).
    Rapport sur le sommeil normal et pathologique
    Revue Neurologique. 1, 34, 751-822, 1927
  28. Loomis (A. L.), Harvey (E. N.), Hobart (G.).
    Distribution of disturbance patterns in the human E.E.G. with special reference to sleep
    Journal of Neurophysiology, 1, 413-430, 1938
  29. Magoun (H. W.).
    Caudal and cephalic influences of the brain stem reticular formation
    Physiological Review, 30, 459-474, 1960
  30. Moruzzi (G.), Magoun (H. W.).
    Brain stem reticular formation andactivation of the E.E.G.
    E.E.G. Clinical Neurophysiology, 1, 455 473, 1949
  31. Nauta (W. J. H.).
    Hippocampal projections and related neural pathways to the midbrain in the cat
    Brain, 81, 319-340, 1958
  32. Nauta (W. J. H.), Kuypers (N. G.).
    Some ascending pathways in the brain stem reticular formation
    In Reticular Formation of the Brain, Boston, 1958, Little Brown Cie
  33. Pavlov (I. P.).
    Leçons sur le travail des hémisphères cérébraux
    Amédée Legrand, Paris, 1929
  34. Piéron (H.)
    Le problème physiologique du sommeil
    Masson, Paris,1913
  35. Ranson (S. W.).
    The hypothalamus
    Transactions of the college of Physicians of Philadelphia, 11, 3, 22-242, 1934
  36. Rheinberger (M. B.), Jasper (H. H.)
    Electrical activity of the cerebral cortex in the unanesthetized cat
    American Journal of Physiology, 119, 186, 96, 1937
  37. Rimbaud (L.), Passouant (P.), Cadilhac (J.).
    Participation de líhippocampe: la régulation des états de veille et de sommeil
    Revue Neurologique, 93, 303-308, 1955
  38. Tournay (A.).
    L'homme endormi
    Thèse Médecine. Paris, 1910