Le rêve
Michel Jouvet
La Recherche
TABLE DES MATIERES
Sommaire
Un troisième état de vigilance
Les frontières objectives du rêve
A la recherche d'un "centre" du rêve
La régulation biochimique du cycle veille-sommeil
Trois clés pour le rêve dans la théorie monoaminergique
Un orage cérébral
L'histoire naturelle du rêve
Les fonctions du rêve
Le rêve, programmation génétique des instincts ?
Rêve et plasticité
La privation de rêve
Pour en savoir plus
FIGURES

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La privation de rêve

On peut supprimer le rêve en éveillant un animal (ou un sujet humain) au début de chaque période de sommeil paradoxal. Une telle méthode instrumentale nous a appris que des privations de longue durée pouvaient être relativement bien supportées. On sait maintenant que les privations instrumentales s'accompagnent de quelques troubles non spécifiques du comportement et, d'autre part, du phénomène de rebond de rêve (c'est-à-dire de l'augmentation transitoire du rêve après sa suppression).

On peut maintenant (et on est amené à le faire dans le traitement de certaines narcolepsies) supprimer sélectivement l'activité onirique pendant des semaines sinon des mois, chez l'homme adulte par des drogues agissant sur le métabolisme des amines cérébrales. Dans certains cas, ces privations ne sont pas suivies de rebond, et aucun trouble important du comportement, de la mémoire, de l'intelligence ou de l'apprentissage n'a encore pu être mis en évidence. Nous avons eu récemment l'occasion d'observer un malade atteint de chorée fibrillaire de Morvan chez qui plus de 100 enregistrements polygraphiques de sommeil nous ont prouvé qu'il ne présentait pas de sommeil paradoxal pendant plus de quatre mois. Chez ce malade, qui présentait en outre une insomnie presque totale, il fut impossible de déceler des troubles de la memoire ou de l'apprentissage. Le seul signe anormal était constitué par des hallucinations spectaculaires interrompant le début de ces nuits sans sommeil. Même s'il est possible que le sommeil joue un rôle favorisant dans la mémoire épigénétique et l'apprentissage, c'est sans doute au niveau de la mémoire de l'espèce, et donc la programmation des instincts qu'il faut rechercher les fonctions du rêve. L'absence de trouble évident et spécifique après privation instrumen tale pharmacologique ou pathologique de quelques semaines ou quelques mois de sommeil paradoxal est une énigme pour la plupart des théories du rêve. En fait, si le rêve constitue le moment privilégié de l'interaction entre les événements épigénétiques et des schèmes génétiquement programmés de comportements instinctuels, il y a peu de chance que des troubles spectaculaires apparaissent chez l'individu adulte. L'homme privé pharmacologiquement de rêve vit souvent en milieu hospItal.ier, et il continue rarement sa vie dans son univers familier. On a tendance alors à mettre sur le compte des drogues ou de l'environ nement hospItal.ier les changements de personnalité (variation de l'agressivité ou de la sexualité) qui surviennent. En fait, dans la vie quotidienne de l'homme moderne, les schèmes génétique ment programmés, dont les éthologistes commencent seulement le recensement, font le plus souvent place à des comportements acquis socio-culturellement.

Par contre, il est fort probable, st évidemment crucial pour cette théorie, que des troubles importants devraient apparaître lorsque la suppression du rêve est provoquée au moment où s'effectue la plus grande partie de la programmation génétique. C'est-à-dire in utero, ou immédiatement dans la période post-natale. Jusqu'à présent, cependant, il a été impossible de faire vivre suffisamment longtemps des ratons privés de rêve par des moyens pharmacologiques ou instrumentaux immédiatement après la naissance. Ainsi le rêve garde encore le secret de ses fonctions et peut-être le gardera-t-il encore longtemps. Un fait est certain cependant : nous ne pourrons pas expliquer de façon satisfaisante le fonctionnement de notre cerveau tant que nous n'aurons pas compris le pourquoi de nos 100 minutes nocturnes de rêve.

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