Le rêve
Michel Jouvet
La Recherche
TABLE DES MATIERES
Sommaire
Un troisième état de vigilance
Les frontières objectives du rêve
A la recherche d'un "centre" du rêve
La régulation biochimique du cycle veille-sommeil
Trois clés pour le rêve dans la théorie monoaminergique
Un orage cérébral
L'histoire naturelle du rêve
Les fonctions du rêve
Le rêve, programmation génétique des instincts ?
Rêve et plasticité
La privation de rêve
Pour en savoir plus
FIGURES

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A la recherche d'un "centre" du rêve

Puisqu'il existait donc un troisième état de vigilance, était-il possible de le relier à telle ou telle structure anatomique, ou plus simplement chaque cellule cérébrale pouvait-elle rêver ? Lorsque nous nous sommes attaqués à ce problème, entre 1959 et 1965, nous avions la chance de disposer de critères extrêmement spécifiques pour reconnaître le début du rêve. Nous en retînmes deux: la disparition du tonus musculaire (phénomène tonique) et l'apparition de l'activité PGO (phénomène phasique). D'autre part, nous savions déjà que le cortex cérébral n'était pas nécessaire à l'activité onirique. Nous avons donc cherché à délimiter quelle était la partie du tronc cérébral nécessaire et suffisante pour que s'instaure cet état. A cette fin, nous avons utilisé la méthode classique de Le Gallois et pratiqué des sections étagées successives du tronc oérébral. Nous finîmes par obtenir des animaux auxquels nous avions enlevé toutes les structures cérébrales (y compris l'hypothalamus et l'hypophyse) en avant du pont, cette structure qui relie le cerveau proprement dit au bulbe et à la moelle épinière. Ces chats continuaient pourtant à présenter des épisodes de sommeil paradoxal d'une durée de 6 minutes toutes les 25 minutes. Ces "préparations " pontiques, que nous avons appris à conserver en vie plusieurs mois, oscillent ainsi sans fin et avec la régularité d'une horloge biologique entre un état d'éveil tres archaïque et le sommeil paradoxal (fig. 3). Nous avions ainsi appris que le pont était suffisant pour que survienne le sommeil paradoxal. Etait-il intégralement nécessaire ou abritait-il une structure particulière responsable de cet état ? La réalisation de lésions bilatérales et symétriques de la partie dorso-latérale de la formation réticulée pontique nous permit alors de supprimer sélectivement et définitivement le sommeil paradoxal chez le chat, sans entraîner de troubles notables du sommeil lent. Ce résultat, pour satisfaisant qu'il fût, marquait la fin des progrès possibles par la seule méthode des lésions et des observations phénoménologiques. Rien ne nous permettait, à cette époque, de deviner quels neurones de cette partie du pont pouvaient être tenus pour responsables du sommeil paradoxal. Il apparaissait même incroyable qu'une région aussi petite du cerveau (4 mm de long sur 2 mm de large et 2 mm d'épaisseur chez le chat) puisse commander un phénomène aussi important que l'activité onirique.

En fait, la mise en évidence des structures responsables du sommeil paradoxal fut le fruit d'un dialogue permanent entre la neurophysiologie classique et la neuropharmacologie, le fossé entre les deux disciplines étant comblé peu à peu par l'histochimie. C'est ainsi qu'au moment où nous délimitions la partie dorso-latérale de la formation réticulée pontique comme structure essentielle pour le déclenchement du sommeil paradoxal, des histochimistes japonais publièrent une carte du tronc cérébral, qui montrait une grosse tache noire à cet endroit précis. Elle correspondait à l'accumulation d'enzymes responsables de la destruction des amines cérébrales (les monoamines oxydases) au niveau des noyaux locus coeruleus et subcoeruleus. Ce "complexe coeruléen" apparut dès lors comme un objectif de premier ordre. Car cette structure anatomique possédait une structure biochimique et pouvait peut-être ouvrir la porte à l'étude des mécanismes biochimiques du rêve. Si le complexe coeruléen contenait des monoamines oxydases, alors peut-être les monoamines (catécholamine ou sérotonine) pouvaient jouer un rôle dans l'apparition du rêve. La mise en jeu de neurotransmetteurs pouvait de plus expliquer un phénomène étrange: celui du rebond de sommeil paradoxal (augmentation de la durée du rêve) qui fait suite pendant des jours à sa privation sélective prolongée. La possibilité de régulation au long cours, par induction enzymatique par exemple et augmentation prolongée du "turn over" d'un système aminergique donné, rendait mieux compte de la durée du rebond que l'electrophysiologie classique qui peut difficilement expiiquer les phénomènes dépassant la seconde.

Une expérience de pharmacologie, vint enfin confirmer que la piste monoaminergique pouvait être intéressante. En effet, l'administration d'inhibiteur des monoamines oxydases apparut comme l'un des moyens les plus efficaces pour supprimer sélectivement le sommeil paradoxal (une seule injection de 10 mg/kg de nialamide peut ainsi supprimer le rêve pendant 4 à 5 jours chez un chat).

Si la piste monoaminergique s'avérait prometteuse, encore fallait-il savoir par où la prendre, et comment la suivre dans ce système de systèmes qu'est le cerveau. Ce furent les travaux de l'équipe du Karolinska Institut à Stockholm avec N. Hillarp. B. Falk. Anika Dahlstrom et Kjell Fuxe qui rendirent possible cette étape, en délimitant grâce à l'histofluorescence la topographie des systèmes catécholaminergiques et sérotoninergiques cérébraux (fig. 4).

Ainsi, grâce à l'histofluorescence, se trouvent mis en place des systèmes de neurones possédant des caractéristiques histochimiques spécifiques et doués de la propriété très intéressante de pouvoir agir au niveau de nombreuses structures en même temps (puis qu'un seul corps cellulaire est capable d'innerver monosynaptiquement des neurones mésencephaliques, cérébelleux, corticaux et même médullaires). Il est enfin possible, bien que pas encore prouvé de facon définitive, que ces systèmes puissent se contrôler mutuellement. Par exemple des terminales catecholaminergiques sont situées au niveau des perikarya sérotoninergiques. On concoit ainsi combien ces systèmes sont particulièrement adaptés pour assurer la régulation des états de vigilance. Pendant que se déroulait l'étape neuroanatomique indispensable à l'étude des systèmes monoaminergiques, la neurophysiologie avait acquis de son côté des résultats qui lui permettaient de passer à un début d'étude biochimique des mécanismes du rêve. De nombreux enregistrements éffectués aussi bien en Europe qu'aux Etats-Unis devaient convaincre les chercheurs que les quantités de sommeil et de rêve constituaient une constante biologique remarquablement stable pour chaque espèce. La quantité d'éveil, de sommeil et de rêve devenait donc une variable dépendante susceptible d'être mise en corrélation avec les manipulations pharmacologiques ou chirurgicales d'un système monoaminergique donné. On pouvait ainsi étudier le retenfissement de l'inhibition de la synthèse des catécholamines ou de la sérotonine (objectivé par des dosages biochimiques in vivo ou post mortem, ou par l'histofluorescence) sur les états de vigilance. Il devenait même possible d'inactiver localement des groupes cellulaires monoaminergiques soit par coagulation, soit plus récemment grâce à l'injection in situ de poisons spécifiques des catécholamines comme la 6 hydroxy-dopamine, ou de la sérotonine comme la 5-6 hydroxytryptamine. Avec cette dernière méthode, il devint alors possible d'étudier les corrélations multiples entre l'intensité de l'atteinte d'un groupe cellulaire donné (objectivée par des techniques quantitatives de topométrie), l'intensité de l'inactivation du neurotransmetteur au niveau de son système terminal (et parfois de l'activation secondaire du système monoaminergique antagoniste) mesurée par la détermination du neurotransmetteur (et de ses métabolites) au niveau des structures nerveuses contenant les terminales, et enfin la quantité de sommeil et de rêve.

De ces expériences est né un modèle qui rend compte, encore imparfaitement, des phénomènes biochimiques conduisant à l'arrivée du rêve.

Figure 3A
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Figure 3B
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Figure 3E
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Figure 3F
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Figure 4
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