Diagnostic electro-sous-corticographique de la mort du système nerveux central au cours de certains comas
Jouvet M. Electroencephalogr. Clin. Neurophysiol. 11 pp : 805-806 (1959)

Introduction

Les méthodes actuelles de réanimation, en particulier l'utilisation de prothèses respiratoires (appareil d'Engstrom), permettent de suppléer aux arrêts respiratoires survenant chez certains blessés craniens.

Dans certains cas, ces syncopes respiratoires peuvent être réversibles et des cas de guérison ont ainsi été rapportés (Wertheimer, Thèse de Jeunet 1957).

Dans d'autres cas cependant, malgré la respiration artificielle, aucune reprise de respiration spontanée ne s'annonce, comme cela fut le cas pour 4 malades dont nous allons résumer brièvement l'histoire pathologique.

Observations

Obs. 1: B... R..., sujet masculin de 23 ans, accident de scooter le 17.4.1958, coma immédiat (stade II), fracture du rocher droit. Le 18.4.1958 à minuit: crise comitiale généralisée suivie d'une apnée respiratoire. Trachéotomie immédiate. Reprise de la respiration spontanée qui reste cependant irrégulière, entrecoupée de pauses. A 5 heures du matin, nouvel arrêt respiratoire. Une respiration artificielle (méthode de Sylvester) est mise en jeu pendant une demi heure en attendant que soit branché l'appareil d'Engstrom; celui-ci est laissé en marche pendant 160 heures. Durant cette période sont pratiqués deux trous de trépan qui ne révèlent pas de collection sanguine.

Les explorations électriques ont lieu à la 80ème (fig.1), 100ème heure. Exitus.

Obs. 2 : R..., sujet masculin de 35 ans, accident de bicyclette le 1.5.58, coma immédiat (stade III), opéré au service d'urgence d'un hématome sous-dural aigu. Le lendemain pendant le transport au service neuro-chirurgical, syncope brusque. Respiration artificielle mise en jeu immédiatement, suivie de trachéotomie et mise sous Engstrom qui est laissé en marche pendant 50 heures.

Les enregistrements électriques ont eu lieu à la 24ème et 25ème heure. Exitus.

Obs. 3 : M... G..., sujet féminin de 18 ans, renversée par une auto le 2.11.58, coma (stade II) immédiat. Les artériographies éliminent un hématome. Le 3.11.58 à 16 heures: apparition de pauses respiratoires, de courte durée (30 sec.), bientôt suivies d'une apnée; respiration artificielle pendant 5 min. (méthode de Sylvester) suivie de trachéotomie et de mise sous Engstrom. Deux trous de trépan sont pratiqués le lendemain matin et montrent un état de ramollissement de la matière cérébrale.

Les enregistrements électriques sont pratiqués à la 15ème et à la 18ème heure. Exitus (fig.3).

Obs. 4 : G... A..., sujet féminin de 53 ans, hypertendue; céphalées depuis Octobre 1958, suivies d'obnubilation et d'une crise comitiale généralisée. Foyer de souffrance pariéto-temporal droit à l'EEG. Le 7.11.58: intervention. Evacuation d'un hématome intra-cérébral temporal. A la fin de l'intervention, apparition de troubles respiratoires, apnée. Trachéotomie immédiate et mise sous Engstrom.

Enregistrement électrique à la 20ème et à la 24ème heure. Arrêt de l'Engstrom à la 28ème heure. Exitus (fig.2).

Le tableau clinique de tous ces malades est identique. Il est fort caractéristique. C'est celui d'un mort qui conserverait un pouls bien frappé: l'immobilité est totale, les membres sont hypotoniques, aucun réflexe tendineux ou cutané ne peut être obtenu, les pupilles sont vitreuses, en mydriase et il n'y a aucun réflexe photomoteur. Toutes les stimulations, même les plus douloureuses, n'entrainent aucune réactivité ni motrice, ni cardiovasculaire. La température rectale marque dans sa courbe une chute lente traduisant la poïkilothermie relative. Cependant la peau reste colorée, et le pouls demeure bien frappé à un rythme inexorable (aux environs de 100/min.), tandis que la poitrine se soulève au rythme du respirateur artificiel. Persistent également les fonctions rénales et digestives.

Cette scène peut se prolonger des heures et même des jours. Chez ces sujets en état de mort apparente, nous avons cherché à préciser de la façon la plus rigoureuse possible les critères objectivant la disparition irréversible de toute activité nerveuse centrale. Nous pensons en effet qu'une prolongation de la tentative de réanimation ne peut se concevoir que s'il persiste l'espoir d'une récupération de l'activité nerveuse centrale. C'est dans ce but que nous avons étudié l'activité électrique cérébrale, index le plus fidèle et le plus sensible de la vie du système nerveux.

Activité cérébrale spontanée.

L'électroencéphalogramme enregistré au niveau du scalp (voir fig.1- fig.2) ne montre aucune activité électrique. L'absence totale d'artéfact musculaire est remarquable. Mais cette donnée ne peut être considérée comme suffisante: d'une part l'activité électrique recueillie au niveau du scalp n'est qu'un lointain reflet des évènenements corticaux et il est possible que des variations de potentiels de faible amplitude au niveau de l'écorce ne puissent pas être détectées par nos appareils; d'autre part, l'observation animale enseigne qu'il peut persister une activité sous corticale, alors que le tracé cortical est muet, ce qui traduit la résistance plus grande à l'anoxie des structures sous-corticales. Aussi avons-nous exploré directement l'activité électrique diencéphalique, en introduisant de fines électrodes bipolaires stériles à travers les orifices de trépanation, en direction des structures médianes thalamiques. Aucune activité électrique n'a pu être recueillie. Cette exploration nous a permis également de constater l'état de ramollissement du cerveau, la matière cérébrale s'éliminant comme de la bouillie par l'orifice de trépanation.

Activité cérébrale évoquée.

La stimulation électrique percutanée des troncs nerveux (sciatique poplité externe) ou la stimulation du thalamus chez ces malades, à différentes fréquences et à des voltages élevés n'a permis de recueillir aucune réponse évoquée au niveau du scalp.

De même, la stimulation intracérébrale, en allant de l'écorce à la ligne médiane à des voltages élevés (jusqu'à 140 V.), à des fréquences variables (de 1 à 60 c/sec.) et avec des ondes d'une durée de un à 10 msec., n'a entrainé aucune réponse motrice périphérique au niveau d'aucun territoire.

Ces trois ordres de faits permettent de conclure à la mort des formations diencéphalique et corticales, puisqu'ils témoignent de la disparition de toute activitée "d'intégration", de conduction et d'automatisme.

Activité réflexe.

Nous avons testé l'activité bulbaire de façon indirecte, en cherchant à agir sur la commande du système nerveux extrinsèque cardiaque : la compression des deux carotides au cou (réflexe sinocarotidien), la compression des globes oculaires (réflexes oculo-cardiaque) n'a entrainé aucune variation du rythme cardiaque (voir fig.3).

De même, l'injection intra-veineuse de 1 à 2 mg. d'atropine n'a provoqué aucune accélération du rythme. Ces données permettent de penser que l'on se trouve chez ces malades devant une véritable préparation coeur-poumon isolé, le muscle cardiaque dont la résistance à l'anoxie est grande ayant échappé déjà au tonus cardio-modérateur d'origine bulbaire. Nous avons observé une seule fois une accélération du rythme de 90 à 108/min. par l'injection intra-veineuse de 100 mg. de Maxiton, que nous attribuons à une action directe sur le coeur.

Enfin, la réactivité des neurones respiratoires a été jugée par le test de l'arrêt de l'appareil d'Engstrom: aucun mouvement respiratoire ne se produit, même après une apnée prolongée. L'absence de mise en jeu des neurones respiratoires à leur stimulus le plus puissant, l'hypercapnie, traduit leur mort.

Il nous a semblé que l'ensemble de ces données négatives, recueillies chez ces sujets, à plusieurs reprises, à des intervalles de deux à trois heures permettait de poser avec certitude le diagnostic de mort "irréversible" du système nerveux central.

Discussion

Ces observations soulèvent trois problèmes d'ordre différent:

1 - Le premier problème est d'ordre diagnostic: il nous faut en effet pouvoir affirmer que l'activité nerveuse centrale a disparu de façon irréversible. La période de temps d'anoxie après laquelle des lésions irréversibles du système nerveux se constituent est difficile à préciser. Elle est variable en effet selon les auteurs et les structures envisagées. C'est ainsi que chez le chat, Sugar et Gerard (1938) constatent qu'une anoxie de 15 sec. entraine une disparition totale de l'activité corticale, mais qu'il faut 4 min. pour que disparaisse l'activité électrique bulbaire. Il semble également que ce délai de 4 min. soit fatidique pour Ganshirt et coll. (1952), pour Kempinsky (1954), Meyer (1957) et Simpson (1934), une durée plus grande entrainant une disparition irréversible de toute activité nerveuse. Cependant, récemment, des arrêts de la circulation carotidienne et vertébrale respectivement de 11 et 7 min. ont pu être suivis d'une récupération fonctionnelle totale sur un sujet, il est vrai, en hypothermie selon Pourpre et coll. (1958).

On sait aussi qu'Heymans (1938) a pu constater chez le chien une résistance des mécanismes régulateurs bulbaires regpiratoires et cardiaques à une anoxie de 30 min.

Enfin, H. Hermann dans la thèse de Sauzede (1942) rapporte même la récupération de réflexe bulbaire après un temps d'anoxie de 47 min. chez le lapin. Même en prolongeant ce délai de résistance à l'anoxie une heure ou deux, la constatation à des intervalles de 3 heures - de l'absence totale d'activité électrique laisse donc une marge de sécurité suffisante.

2 - Le deuxième problème est d'ordre pathogénique: le méeanisme de la mort du système nerveux, dans nos cas, relève certainement de l'anoxie ; mais de nombreux facteurs ont certainement contribué à abaisser considérablement le seuil de réversibilité à l'agression anoxique. Dans la plupart des cas, en effet, la syncope respiratoire a été constatée immédiatement, la respiration artificielle mise en jeu aussitôt (méthode de Silvester), en attendant le branchement de l'appareil d'Engstrom, qui fut effectué dans le plus bref délai (cinq à 10 min.). Il semble donc que la période d'anoxie relative ait été brêve.

C'est pourquoi il faut incriminer non seulement des lésions anatomiques bulbaires (hémorragie dans le IVeme ventricule, dans un cas, obs. 3) mais encore le retentissement à distance des lésions hémisphériques traumatiques de ces malades (foyer de contusion, de dilacération cérébrale, hypertension intracranienne (Foster et Nims 1942) ) responsables de désordres ischémiques et hypoxiques au niveau du trone cérébral, comme le prouvent les travaux récents de Meyer (1957); selon cet auteur, des anoxies même brêves, tendent à diminuer considérablement le seuil de résistance des neurones respiratoires à une agression ultérieure, et il se peut que des troubles respiratoires prodromiques, passés inaperçus, aient aggravé considérablement, dans nos cas, une apnée même de courte durée. C'est donc en seconde et non en minutes que se compte le seuil d'irreversibilité anoxique sur un cerveau déjà lésé.

3 - Le dernier problème enfin concerne l'arrêt de la respiration artificielle. Nous pensons que, si aucune reprise de la respiration spontanée n'est observée après 24 heures, se pose alors le problème de la survie du système nerveux central, condition nécessaire de la poursuite d'une réanimation. Un trou de trépan temporal bilatéral peut être réalisé qui permet l'exploration des structures profondes au moyen d'électrodes bipolaires; il permet souvent également de mettre en évidence l'état de ramollissement du cerveau.

L'absence de toute activité corticale et diencéhalique vérifiée à plusieurs reprises et à plusieurs heures d'intervalle, comme l'absence contrôlée de toute réactivité cardiaque aux différents stimuli, comme aussi une durée suffisante accordée à la réanimation (au minimum 24 heures) autoriseront la renonciation à la prolongation de toute thérapeutique.

Résumé

La poursuite de tentatives de réanimation par respiration artificielle au cours de certains comas avec apnée prolongée ne semble légitime que si une récupération nerveuse est possible. Cette tentative semble devoir être abandonnée quand la mort du système nerveux central peut être établie de façon certaine. Pour affirmer ce diagnostic, nous proposons une étude poussée de l'activité électrique cérébrale recueillie non au niveau du scalp, mais par une électrode enfoncée par un trou de trépan dans les structures médianes thalamiques.

L'absence complète de toute activité d'intégration, de conduction ou d'automatisme au niveau du diencéphale, vérifiée à plusieurs reprises, permet d'affirmer la mort des formations diencéphaliques et corticales.

L'absence de toute réactivité cardiaque à des stimuli variés traduit la cessation de l'activité des centres bulbaires.

Ces conditions étant réunies, les chances de ces tentatives prolongées de réanimation respiratoire paraissent modestes, sinon nulles. Il est permis de se demander si ces garanties étant acquises, témoignant en faveur de la mort du système nerveux central, il est bien nécessaire de prolonger plus longtemps la respiration artificielle.

Figure 1

Absence d'activité électrique cérébrale, soit au niveau du scalp soit au niveau des électrodes bipolaires introduites au niveau du thalamus (T1 - T2).

Persistance d'une très discrète activité EEG du muscle biceps droit.

Une stimulation nociceptive du membre supérieur droit (flèche) n'entraine aucune reactivité EMG ou EEG.

  • Le coeur est régulier (EKG).
  • ROD - POG : Rolando occipItal. droit et gauche.
  • ODG : OccipItal. droit et gauche.
  • T1 - T2 : Electrode profonde Ñ Dérivation unipolaire.
  • T1 : Electrode profonde - Dérivation bipolaire.

Calibrage 1 sec. 50 microV.

Observation 4 - Enregistrement électrique apres 24 heures de respiration artificielle

Le coeur est régulier (EKG).

Electrocardiogramme de la malade de l'observation 3, 1 heures après l'arrêt respiratoire

  • A - Compression de la carotide primitive droite au cou,
  • B - Compression des deux globes oculaires
  • C - Après injection intra-veineuse d'atropine,
  • D - Après injectlon Intra-veineuse de d-amphetamine.

Noter l'absence de toute réactivité cardiaque au cours des trois premiers examens et l'accelération du système après injection de d-amphétamine.

Le trace EKG enregistré au même moment ne montre aucune activité électrique.

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