Phylogenèse des états de sommeil
Michel Jouvet
Acta Psychiat. Belg., 94, 256-267 (1994)
TABLE DES MATIERES

Sommaire

Phylogenèse des états de sommeil

Le sommeil chez les oiseaux

Le sommeil chez les mammifères

Sommeil et hibernation

Le sommeil des mammifères marins

Ontogenèse du sommeil et du rêve

Une nuit de sommeil chez un homme de 20 ans

Conclusion


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II. Une nuit de sommeil chez un homme de 20 ans

Selon l'aspect du tracé EEG, et de l'activité des muscles, on peut reconnaître la succession des différents stades ou états suivants au cours du sommeil comportemental. L'endormissement (stade I) s'accompagne d'une disparition du rythme alpha de l'éveil et d'une activation de l'électroencéphalogramme. Dès ce stade, la conscience est abolie et nul ne peut apprendre au cours du sommeil. Ce stade ne dure que quelques minutes. Progressivement, au cours des 90 premières minutes, des stades de plus en plus profonds de sommeil vont apparaître: le stade II, qui s'accompagne de grandes ondes phasiques, appelées K complexes, suivi des stades III et IV (appelés encore sommeil profond). Le stade II se caractérise aussi par l'apparition d'ondes rythmiques, appelées "fuseaux", tandis que les stades III et IV sont occupés par l'apparition d'ondes lentes de haut voltage, d'une fréquence comprise entre 0,5 et 3 hertz. Cette période de sommeil s'accompagne d'une persistance du tonus musculaire, de l'absence de mouvements oculaires et d'érection, d'une diminution des fréquences cardiaque et respiratoire, d'une diminution de la température centrale aux dépens d'une élévation de la température cutanée par vasodilatation.

Vers la 90ème minute, apparaît un nouvel état appelé sommeil paradoxal. Il se caractérise par l'activation de l'électroencéphalogramme, comparable au stade de l'endormissement (stade I), par une disparition totale du tonus musculaire, par des irrégularités respiratoires et cardiaque et surtout par des mouvements oculaires rapides, latéraux ou verticaux. La peau devient froide. Enfin, s'installe une érection (*) Pendant cet état, le seuil d'éveil est au moins aussi élevé que pendant le stade de sommeil le plus profond qui le précède (stade IV). La période de sommeil paradoxal dure environ 20 minutes et se termine souvent par un bref mouvement du corps tandis que l'érection disparaît rapidement. Ainsi se termine le premier cycle de sommeil.

Le sommeil "orthodoxe" survient à nouveau (pendant 90 minutes) avec réapparition des stades III et IV. La durée du deuxième épisode de sommeil paradoxal est de 25 minutes. En général, le sommeil lent profond III et IV ne réapparaît plus ensuite au cours des 3ème et 4ème cycles de sommeil.

Ainsi, une nuit de sommeil de 8 heures s'accompagne de 4 à 5 périodes de sommeil paradoxal, d'une vingtaine de minutes environ soit 100 minutes. Le sommeil profond du début de la nuit dure également à peu près 100 minutes.

On sait maintenant que le sommeil paradoxal est un état différent du "sommeil orthodoxe" qui le précède. Cet état correspond à l'activité onirique. Sa périodicité ultradienne (90 minutes) est remarquablement stable. Les exemples suivants vont nous permettre de retrouver chez l'homme les autres mécanismes acquis au cours de l'évolution.

* Pendant longtemps on a pensé que l'érection pénienne au cours du sommeil paradoxal n'existait que chez l'homme. En fait, el]e vient d'être également démontrée chez le rat. Les mécanismes et la fonction de l'érection au cours du sommeil demeurent inconnus (Schmidt et al, 1994).

A) L'horloge circadienne endogène

Nous allons nous coucher lorsqu'il fait nuit mais ce n'est pas l'alternance jour-nuit qui règle notre sommeil nocturne. Des expériences d'isolement "hors du temps", dans des grottes ou des bunkers, ont révélé qu'un sujet humain, sans repère temporel, s'endort chaque jour à peu près à la même heure. Il existe donc une horloge interne circadienne qui est réglée à peu près à 24,5 heures et qui est responsable du rythme veille-sommeil. Cette horloge, chez tous les mammifères, est située au niveau des noyaux suprachiasmatiques et reçoit des informations "photiques" de la rétine. Normalement, la vie sociale et l'alternance jour-nuit n'est qu'un synchroniseur de cette horloge ou un "donneur de temps" (Zeitgeber). La désynchronisation entre le temps local et celui de l'horloge interne, qui apparaît au cours des voyages intercontinentaux, entraîne l'apparition du sommeil au cours de la journée (JET LAG). Chez l'homme, l'horloge est responsable de processus "d'homéostasie prédictive". Comme sur les appareils extrêmement complexes, il faut que de nombreux systèmes soient mis en marche progressivement avant d'être efficaces. Ainsi, la sécrétion de cortisol est déclenchée vers 3 heures du matin par l'horloge interne pour atteindre un niveau maximum lors de l'éveil et permettre ainsi à l'organisme de faire face à toutes les demandes accrues d'énergie (Moore-Ede, 1986).

B) Economie d'énergie

Les premiers cycles de sommeil s'accompagnent d'une diminution de la température et de la consommation de glucose et d'oxygène par le cerveau. Le métabolisme général de l'organisme est plus bas que pendant le repos au cours de l'eveil. En outre, le début du sommeil s'accompagne de libération d'hormones de croissance qui jouent un rôle anabolique important.

C) Régulation homéostatique du sommeil

Chacun de nous sait bien que s'il n'a pas dormi pendant 24 heures, il dormira ensuite à la fois plus longuement et plus profondément. Ce facteur intensité peut être mesuré à la fois par des analyses de fréquence (Transformé de Fourier) et de la "puissance" des ondes lentes du sommeil "récupérateur". Dans certains cas, cette régulation homéostatique va se faire aussi bien aux dépens de l'intensité du sommeil à ondes lentes que de la durée du sommeil paradoxal. L'augmentation compensatrice de celui-ci, qui est appelée "rebond", se fait aux dépens de la durée des épisodes sans altérer la période de 90 minutes chez l'homme (Borbély, 1982).

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