Les sociétés à rêves
Giordana Charuty , Science et Avenir Hors-Série Le Rêve Dec. 96
Sommaire
Les sociétés à rêves
Le Temps du rêve
Le songe fondateur des aborigènes
Pratique chrétienne
Islam: la domestication des rêves
Songes démoniaques en Chine
Consultation onirique
Les voyages oniriques des Joraïs
Guajiros, les praticiens du rêve

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Science et Avenir
Hors-Série Le Rêve
Sommaire général

LE REVE COMME PHENOMENE SOCIOCULTUREL

Par Giordana Charuty,
ethnologue,
directeur de recherche au CNRS

Jusqu'à ces dernières années, la quasi-absence d'une ethnographie du rêve pour les cultures européennes laissait supposer qu'elles n'étaient pas des " sociétés à rêves", à l'instar des sociétés " primitives ". De récentes enquêtes, menées en Italie et en France, montrent au contraire que le rêve en Occident s'inscrit dans de nombreuses pratiques sociales.

J'avais une amie, il y a sept ou huit ans. On se racontait nos rêves. Et puis, au fur et à mesure, on s'est moins raconté. Maintenant, elle voit un psychiatre et moi un analyste, alors c'est terminé. " C'est par ce genre de récit que dans nos sociétés l'ethnologue appréhende le rêve. Pour avoir recueilli de nombreux témoignages semblables, le plus souvent féminins, il en déduira que raconter ses rêves est une activité qui s'inscrit dans un type particulier de relation sociale (le lien d'amitié) souvent associé à un âge de la vie. Mais ces récits suggèrent aussi autre chose: se soumettre à une cure psychique psychanalyse ou psychothérapie - modifie l'usage social que nous faisons du rêve. Celui-ci quitte la sphère sociale de l'intimité pour devenir un instrument d'exploration de sa propre subjectivité.

Qu'il se tourne vers l'Europe ou choisisse de décrire et comprendre des sociétés lointaines, l'ethnologue définit l'expérience onirique non comme une activité physiologique ou psychique - ce qu'elle est aussi bien sûr -, mais comme un domaine de la vie en société. Son analyse porte sur l'intégration des récits de rêve dans l'espace social, les différentes catégories d'expérience onirique admises dans une culture, le statut accordé aux perceptions du rêve, les modalités de leur interprétation et les usages sociaux propres à chaque culture. C'est dire que rêver ne renvoie pas seulement à l'intimité du rêveur, libéré des contraintes de la conscience éveillée; il s'agit aussi d'une activité collective, soumise à des modelages culturels qui définissent, pour chaque société, ce que sont l'expérience et l'imagerie oniriques.

Les premiers ethnologues qui, sous l'influence de la psychanalyse, se sont intéressés à l'expérience du rêve dans les sociétés dites primitives entendaient démontrer l'universalité de son symbolisme à travers l'existence de " rêves-types ", dépositaires dans toutes les cultures d'une même signification et manifestation de l'universalité de l'esprit humain.

Des enquêtes de terrain ont été conduites dans des " sociétés à rêve ", c'est-à-dire des sociétés qui codifient de manière précise les diverses catégories d'expériences visionnaires et oniriques et leurs emplois légitimes. Ces études ont révélé la pluralité des conceptions indigènes du rêve en relation avec les conceptions de la personne et du monde, ainsi que la diversité de ses usages intellectuels et sociaux. Parmi ceux qui sont le plus souvent évoqués, on peut mentionner l'initiation juvénile, l'accès aux pouvoirs politique, religieux ou magique, la transmission du savoir mythique, l'invention de nouveaux rites, la création d'objets rituels ou esthétiques.

Ces usages ne sont pas absents des sociétés occidentales : si le christianisme a disqualifié les devins et les rêves des individus ordinaires, il a longtemps admis l'existence de rêveurs prestigieux, les saints et les rois, dont les songes ont une valeur prophétique. Malgré la condamnation de l'Eglise, la tradition gréco-latine d'oniromancie, élaborée entre les IIe et le Ve siècles par Artémidore, Valère Maxime et Macrobe, est reprise à la Renaissance à travers des ouvrages qui s'adressent à des publics plus ou moins savants. Sa transmission sera ensuite assurée par la littérature de colportage puis par les éditions spécialisées dans les traités de magie ou les manuels de santé à usage féminin.

En Italie, certains de ces textes, tel Le Livre des songes, diffusé tout au long des XIXe et XXe siècles, se présentent comme des manuels de techniques pour jouer au loto. Il s'agit de procédures pour traduire en nombres à jouer des événements étranges parmi lesquels figurent en bonne place les images du rêve. Une origine mythique est attribuée à ces manuels de magie qui se présentent comme écrits de la main de Paracelse, Pie de La Mirandole, Agrippa ou Salomon.

Nous admettons spontanément que le rêve est une activité de la conscience endormie, renvoyant exclusivement au dormeur. Pourtant, cette représentation n'a pas effacé d'autres conceptions qui appréhendent l'activité onirique comme une expérience de dissociation temporaire de la personne, favorisant l'évasion de l'âme ou de l'esprit hors du corps. A côté de la tradition médiévale du " voyage de l'âme dans l'au-delà ", reprise sous une forme littéraire par Le Roman de la rose et La Divine comédie de Dante, une tradition orale active explicite, sous forme de récits d'expérience, le statut du rêveur et les procédures d'interprétation permettant de déchiffrer le sens des rêves.

En Europe la tradition narrative recueillie par les folkloristes à la fin du siècle dernier définit ainsi le rêve comme une sortie de l'âme hors du corps. Voici le récit recueilli dans les Landes par Félix Arnaudin, en 1881 : " Un jour, deux hommes voyageaient ensemble. Comme ils s'étaient arrêtés en chemin pour laisser tomber la chaleur, l'un d'eux s'endormit à l'ombre. Tandis que l'homme dormait , l'autre vit une mouche sortir de la bouche de son compagnon et entrer dans le squelette d'une tête de cheval qui se trouvait par là. Et cette mouche tourna dans cette tête de cheval dont elle visita tous les recoins. Puis elle revint dans la bouche du dormeur. Celui-ci dit à son réveil : "Si tu savais le beau rêve que je viens de faire ! J'ai rêvé que j'étais dans un château où il y avait une infinité de chambres, toutes plus belles les unes que les autres : jamais tu ne voudrais le croire. Et sous ce château était enterré un grand trésor. "

L'autre lui dit alors: "Veux-tu que je te dise où tu es allé ? Tu es allé dans cette tête de cheval... J'ai vu ton âme sortir de ta bouche sous la forme d'une mouche et se promener dans tous les recoins de ces ossements, puis elle est entrée dans ta bouche. " Alors, ces deux hommes soulevèrent cette tête et creusèrent dessous, et ils découvrirent le trésor. "

Ce récit met en place un dispositif expérimental - un dormeur et un observateur - pour définir, à partir d'un double point de vue, subjectif et objectif, le rêve comme sortie de l'âme sous forme animale et la réalité onirique comme une réalité métaphorique.

D'autres récits, regroupés sous le titre du Rêve de trésor sur le pont, mettent en scène un déplacement réel, entrepris à la suite d'un rêve dont le sens advient cette fois encore au rêveur par la médiation d'un tiers. En voici une version résumée, célèbre en Allemagne : " Un pauvre homme rêve d'un pont particulier, dans une ville lointaine, où il doit se rendre pour faire fortune, trouver un trésor ou le bonheur, et comme le rêve se répète plusieurs fois il finit par se rendre sur le pont où il ne trouve rien du tout. Furieux de sa mésaventure, il est sur le point de rentrer quand il rencontre un seigneur qui lui demande ce qu'il cherche. Le pauvre homme lui raconte son rêve et le seigneur se moque de sa crédulité en lui disant : "Moi aussi, j'ai rêvé que je devais me rendre dans tel et tel endroit et lever un trésor sous tel et tel arbre; mais je n'y crois pas, les rêves ne sont que mensonges!" Le pauvre homme est tout étonné car l'endroit que l'étranger lui indique est son lieu natal et l'arbre lui appartient. Il s'en retourne et y trouve le trésor! "

Dans le cas où le rêve met en scène deux rêveurs, le récit du rêve a valeur de demi-vérité; il faut ajuster les deux rêves comme on ajuste les deux moitiés du symbole. Ces conceptions ne sont pas propres aux anciennes sociétés paysannes; elles se retrouvent dans l'expérience sociale contemporaine, dans diverses traditions culturelles qui, toutes, érigent le rêve, son récit et son interprétation au rang de technique de régulation des dysfonctionnements de la vie sociale.

Le pouvoir de rêver et d'interpréter les rêves est inégalement partagé. Il s'agit, en Europe, d'une compétence essentiellement féminine. Les enquêtes conduites en Italie, en Corse, en Grèce, comme dans le Midi de la France, montrent la permanence de la fonction sociale de " rêveuse " et d'interprète des rêves. Celle-ci s'appuie sur la valeur prémonitoire accordée aux rêves. Mais par là il faut entendre la mise en oeuvre, par les rêveuses, de procédures de symbolisation pour donner sens, a posteriori, à des événements malheureux qui affectent leur famille ou leur voisinage, en les raccordant à leurs propres perceptions oniriques.

A moins qu'il ne s'agisse d'utiliser ses rêves ou ceux d'autrui pour orienter des décisions concernant la vie domestique, les relations familiales, des problèmes économiques. Cette compétence est définie comme une capacité de voyance, c'est-à-dire d'accès à l'invisible, spécifique aux femmes dans la mesure où elle se rattache aux représentations populaires de la physiologie féminine. Les différents états du corps féminin, et notamment ses pouvoirs de fécondité, sont en effet définis en termes de vision: " voir " c'est avoir ses règles, " ne plus voir " qualifie la femme ménopausée. Par là même toutes les femmes sont un peu magiciennes, leur fertilité les fait accéder à un monde autre et cette communication avec l'au-delà permet de donner sens aux aléas de ce monde-ci. Cependant la maîtrise de cette compétence n'a rien de spontané. Elle fait l'objet d'un apprentissage, par transmission orale au sein de la famille, par le biais de la fréquentation d'autres spécialistes des arts divinatoires voyantes, tireuses de cartes, magnétiseuses -, ou encore par la consultation de modes d'emploi imprimés.

Selon le public auquel ils s'adressent, ces écrits peuvent reprendre, en l'actualisant, l'ancienne tradition onirocritique héritée de l'Antiquité, ou mettre en oeuvre une adaptation vulgarisée de la psychanalyse freudienne ou jungienne. Ainsi définie, la " rêveuse " exerce ses pouvoirs d'abord au sein de la famille. Elle se prévaut de ses rêves et de ceux des autres membres de la famille, dont elle garde la mémoire, pour redéfinir la place et les devoirs de chacun aux moments critiques de l'histoire familiale, tout en évitant d'assumer la responsabilité directe du contrôle social qu'elle exerce. Mais cette compétence, en milieu urbain, peut s'élargir au groupe de travail féminin, qu'il s'agisse d'un bureau ou bien d'un atelier.

Outre le maintien ou la restauration des liens familiaux entre vivants, le rêve conserve une dimension religieuse lorsqu'il s'inscrit dans l'ensemble des techniques qui permettent aux vivants de communiquer avec l'au-delà et d'agir sur le devenir des défunts dans l'autre monde. Cette dimension de l'activité onirique est une des attributions essentielles des rêveuses mais elle fait également partie de l'expérience commune. Ce qui est perçu en rêve est doté d'une réalité objective non parce qu'on ne ferait pas la distinction entre le réel et l'imaginaire mais parce que, dans le rêve, le dormeur a accès à un monde et à un savoir autres, qui se trouvent en étroite affinité avec le monde et le savoir des morts.

Deux modalités d'accès sont attestées: soit le rêveur est visité par les morts, soit l'âme du rêveur, libérée des contraintes du corps, se trouve transportée dans l'ailleurs, ce qui témoigne de la permanence, dans les cultures occidentales, d'une conception plurielle de la personne, susceptible de dissociation temporaire, renouant ainsi avec les représentations les plus communément admises dans d'autres cultures.

Dans tous les cas, que les dormeurs soient visités ou que leur esprit voyage en d'autres lieux, les techniques de production d'images oniriques sont des techniques d'interrogation du destin, qui permettent de se déterminer dans le cadre de situations hasardeuses.

L'utilisation de clefs des songes permet d'identifier et de sélectionner des images signifiantes, dans le flot mouvant de l'imagerie onirique spontanément produite. Mais, contrairement à ce que suggère leur présentation qui associe de manière stable un signifiant à un signifié, l'usage social qui en est fait se présente comme la mise en oeuvre rétrospective de procédures de symbolisation, pour traiter des événements, le plus souvent malheureux - accident, mort, maladie -en les faisant apparaître comme préfigurés dans l'expérience nocturne et donc, par là même, nécessaires.

Les images bénéfiques correspondent à des représentations métaphoriques du paradis, et les images maléfiques à celles de l'enfer. Ce code visuel reproduit ainsi les différents lieux de l'au-delà tels que, dans le christianisme coutumier, le défunt les parcourt après sa mort, pour atteindre le lieu du repos. Mais il existe aussi d'autres codes, comme celui, auditif, qui consiste à écrire les bruits que l'on entend durant la récitation de la neuvaine, pour les comparer aux bruits que l'on aura entendu dans le rêve qui suivra.

D'autres techniques modifient le rapport entre expérience nocturne et réalité diurne. Le récit du rêve au réveil permet d'activer ou au contraire de désamorcer sa valeur prédictive : selon que le rêve est jugé faste ou néfaste, il convient de le communiquer ou de le taire. Les domaines de la réalité qui sont ainsi soumis à la sanction du rêve recoupent ceux que l'on soumet habituellement à la divination : la vie amoureuse, la réussite aux examens, une décision d'ordre économique et, bien sûr, la communication avec les défunts, qui relève du travail de deuil mais permet également aux vivants d'agir sur le destin des morts.

Rêver participe ainsi de ces arts de l'existence pratiqués par les sociétés anciennes pour maîtriser l'aléatoire, mais dont l'ethnographie montre justement qu'ils sont toujours actifs dans les sociétés contemporaines.

Pour en savoir plus

  • Rêver, in Terrain n°26, sous la direction de G. Charuty, 1996
  • Rêver la culture, in Anthropologie et sociétés n° 18-2, sous la direction de S. Poirier, 1994.
  • Le rêve et les sociétés humaines, de R. Caillois et G. E. von Grunebaum (sous la direction), Gallimard, Paris, 1967.

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