J'avais une amie, il y a sept ou huit ans. On se racontait nos
rêves. Et puis, au fur et à mesure, on s'est moins
raconté. Maintenant, elle voit un psychiatre et moi un analyste,
alors c'est terminé. " C'est par ce genre de récit
que dans nos sociétés l'ethnologue appréhende
le rêve. Pour avoir recueilli de nombreux témoignages
semblables, le plus souvent féminins, il en déduira
que raconter ses rêves est une activité qui s'inscrit
dans un type particulier de relation sociale (le lien d'amitié)
souvent associé à un âge de la vie. Mais ces
récits suggèrent aussi autre chose: se soumettre à
une cure psychique psychanalyse ou psychothérapie - modifie
l'usage social que nous faisons du rêve. Celui-ci quitte la
sphère sociale de l'intimité pour devenir un instrument
d'exploration de sa propre subjectivité.
Qu'il se tourne vers l'Europe ou choisisse de décrire et
comprendre des sociétés lointaines, l'ethnologue définit
l'expérience onirique non comme une activité physiologique
ou psychique - ce qu'elle est aussi bien sûr -, mais comme
un domaine de la vie en société. Son analyse porte
sur l'intégration des récits de rêve dans l'espace
social, les différentes catégories d'expérience
onirique admises dans une culture, le statut accordé aux
perceptions du rêve, les modalités de leur interprétation
et les usages sociaux propres à chaque culture. C'est dire
que rêver ne renvoie pas seulement à l'intimité
du rêveur, libéré des contraintes de la conscience
éveillée; il s'agit aussi d'une activité collective,
soumise à des modelages culturels qui définissent,
pour chaque société, ce que sont l'expérience
et l'imagerie oniriques.
Les premiers ethnologues qui, sous l'influence de la psychanalyse,
se sont intéressés à l'expérience du
rêve dans les sociétés dites primitives entendaient
démontrer l'universalité de son symbolisme à
travers l'existence de " rêves-types ", dépositaires
dans toutes les cultures d'une même signification et manifestation
de l'universalité de l'esprit humain.
Des enquêtes de terrain ont été conduites dans
des " sociétés à rêve ", c'est-à-dire
des sociétés qui codifient de manière précise
les diverses catégories d'expériences visionnaires
et oniriques et leurs emplois légitimes. Ces études
ont révélé la pluralité des conceptions
indigènes du rêve en relation avec les conceptions
de la personne et du monde, ainsi que la diversité de ses
usages intellectuels et sociaux. Parmi ceux qui sont le plus souvent
évoqués, on peut mentionner l'initiation juvénile,
l'accès aux pouvoirs politique, religieux ou magique, la
transmission du savoir mythique, l'invention de nouveaux rites,
la création d'objets rituels ou esthétiques.
Ces usages ne sont pas absents des sociétés occidentales
: si le christianisme a disqualifié les devins et les rêves
des individus ordinaires, il a longtemps admis l'existence de rêveurs
prestigieux, les saints et les rois, dont les songes ont une valeur
prophétique. Malgré la condamnation de l'Eglise, la
tradition gréco-latine d'oniromancie, élaborée
entre les IIe et le Ve siècles par Artémidore, Valère
Maxime et Macrobe, est reprise à la Renaissance à
travers des ouvrages qui s'adressent à des publics plus ou
moins savants. Sa transmission sera ensuite assurée par la
littérature de colportage puis par les éditions spécialisées
dans les traités de magie ou les manuels de santé
à usage féminin.
En Italie, certains de ces textes, tel Le Livre des songes,
diffusé tout au long des XIXe et XXe siècles,
se présentent comme des manuels de techniques pour jouer
au loto. Il s'agit de procédures pour traduire en nombres
à jouer des événements étranges parmi
lesquels figurent en bonne place les images du rêve. Une origine
mythique est attribuée à ces manuels de magie qui
se présentent comme écrits de la main de Paracelse,
Pie de La Mirandole, Agrippa ou Salomon.
Nous admettons spontanément que le rêve est une activité
de la conscience endormie, renvoyant exclusivement au dormeur. Pourtant,
cette représentation n'a pas effacé d'autres conceptions
qui appréhendent l'activité onirique comme une expérience
de dissociation temporaire de la personne, favorisant l'évasion
de l'âme ou de l'esprit hors du corps. A côté
de la tradition médiévale du " voyage de l'âme
dans l'au-delà ", reprise sous une forme littéraire
par Le Roman de la rose et La Divine comédie de
Dante, une tradition orale active explicite, sous forme de récits
d'expérience, le statut du rêveur et les procédures
d'interprétation permettant de déchiffrer le sens
des rêves.
En Europe la tradition narrative recueillie par les folkloristes
à la fin du siècle dernier définit ainsi le
rêve comme une sortie de l'âme hors du corps. Voici
le récit recueilli dans les Landes par Félix Arnaudin,
en 1881 : " Un jour, deux hommes voyageaient ensemble. Comme
ils s'étaient arrêtés en chemin pour laisser
tomber la chaleur, l'un d'eux s'endormit à l'ombre. Tandis
que l'homme dormait , l'autre vit une mouche sortir de la bouche
de son compagnon et entrer dans le squelette d'une tête de
cheval qui se trouvait par là. Et cette mouche tourna dans
cette tête de cheval dont elle visita tous les recoins. Puis
elle revint dans la bouche du dormeur. Celui-ci dit à son
réveil : "Si tu savais le beau rêve que je viens
de faire ! J'ai rêvé que j'étais dans un château
où il y avait une infinité de chambres, toutes plus
belles les unes que les autres : jamais tu ne voudrais le croire.
Et sous ce château était enterré un grand trésor.
"
L'autre lui dit alors: "Veux-tu que je te dise où
tu es allé ? Tu es allé dans cette tête de cheval...
J'ai vu ton âme sortir de ta bouche sous la forme d'une mouche
et se promener dans tous les recoins de ces ossements, puis elle
est entrée dans ta bouche. " Alors, ces deux hommes
soulevèrent cette tête et creusèrent dessous,
et ils découvrirent le trésor. "
Ce récit met en place un dispositif expérimental
- un dormeur et un observateur - pour définir, à partir
d'un double point de vue, subjectif et objectif, le rêve comme
sortie de l'âme sous forme animale et la réalité
onirique comme une réalité métaphorique.
D'autres récits, regroupés sous le titre du Rêve
de trésor sur le pont, mettent en scène un déplacement
réel, entrepris à la suite d'un rêve dont le
sens advient cette fois encore au rêveur par la médiation
d'un tiers. En voici une version résumée, célèbre
en Allemagne : " Un pauvre homme rêve d'un pont particulier,
dans une ville lointaine, où il doit se rendre pour faire
fortune, trouver un trésor ou le bonheur, et comme le rêve
se répète plusieurs fois il finit par se rendre sur
le pont où il ne trouve rien du tout. Furieux de sa mésaventure,
il est sur le point de rentrer quand il rencontre un seigneur qui
lui demande ce qu'il cherche. Le pauvre homme lui raconte son rêve
et le seigneur se moque de sa crédulité en lui disant
: "Moi aussi, j'ai rêvé que je devais me rendre
dans tel et tel endroit et lever un trésor sous tel et tel
arbre; mais je n'y crois pas, les rêves ne sont que mensonges!"
Le pauvre homme est tout étonné car l'endroit que
l'étranger lui indique est son lieu natal et l'arbre lui
appartient. Il s'en retourne et y trouve le trésor! "
Dans le cas où le rêve met en scène deux rêveurs,
le récit du rêve a valeur de demi-vérité;
il faut ajuster les deux rêves comme on ajuste les deux moitiés
du symbole. Ces conceptions ne sont pas propres aux anciennes sociétés
paysannes; elles se retrouvent dans l'expérience sociale
contemporaine, dans diverses traditions culturelles qui, toutes,
érigent le rêve, son récit et son interprétation
au rang de technique de régulation des dysfonctionnements
de la vie sociale.
Le pouvoir de rêver et d'interpréter les rêves
est inégalement partagé. Il s'agit, en Europe, d'une
compétence essentiellement féminine. Les enquêtes
conduites en Italie, en Corse, en Grèce, comme dans le Midi
de la France, montrent la permanence de la fonction sociale de "
rêveuse " et d'interprète des rêves. Celle-ci
s'appuie sur la valeur prémonitoire accordée aux rêves.
Mais par là il faut entendre la mise en oeuvre, par les rêveuses,
de procédures de symbolisation pour donner sens, a posteriori,
à des événements malheureux qui affectent leur
famille ou leur voisinage, en les raccordant à leurs propres
perceptions oniriques.
A moins qu'il ne s'agisse d'utiliser ses rêves ou ceux d'autrui
pour orienter des décisions concernant la vie domestique,
les relations familiales, des problèmes économiques.
Cette compétence est définie comme une capacité
de voyance, c'est-à-dire d'accès à l'invisible,
spécifique aux femmes dans la mesure où elle se rattache
aux représentations populaires de la physiologie féminine.
Les différents états du corps féminin, et notamment
ses pouvoirs de fécondité, sont en effet définis
en termes de vision: " voir " c'est avoir ses règles,
" ne plus voir " qualifie la femme ménopausée.
Par là même toutes les femmes sont un peu magiciennes,
leur fertilité les fait accéder à un monde
autre et cette communication avec l'au-delà permet de donner
sens aux aléas de ce monde-ci. Cependant la maîtrise
de cette compétence n'a rien de spontané. Elle fait
l'objet d'un apprentissage, par transmission orale au sein de la
famille, par le biais de la fréquentation d'autres spécialistes
des arts divinatoires voyantes, tireuses de cartes, magnétiseuses
-, ou encore par la consultation de modes d'emploi imprimés.
Selon le public auquel ils s'adressent, ces écrits peuvent
reprendre, en l'actualisant, l'ancienne tradition onirocritique
héritée de l'Antiquité, ou mettre en oeuvre
une adaptation vulgarisée de la psychanalyse freudienne ou
jungienne. Ainsi définie, la " rêveuse "
exerce ses pouvoirs d'abord au sein de la famille. Elle se prévaut
de ses rêves et de ceux des autres membres de la famille,
dont elle garde la mémoire, pour redéfinir la place
et les devoirs de chacun aux moments critiques de l'histoire familiale,
tout en évitant d'assumer la responsabilité directe
du contrôle social qu'elle exerce. Mais cette compétence,
en milieu urbain, peut s'élargir au groupe de travail féminin,
qu'il s'agisse d'un bureau ou bien d'un atelier.
Outre le maintien ou la restauration des liens familiaux entre
vivants, le rêve conserve une dimension religieuse lorsqu'il
s'inscrit dans l'ensemble des techniques qui permettent aux vivants
de communiquer avec l'au-delà et d'agir sur le devenir des
défunts dans l'autre monde. Cette dimension de l'activité
onirique est une des attributions essentielles des rêveuses
mais elle fait également partie de l'expérience commune.
Ce qui est perçu en rêve est doté d'une réalité
objective non parce qu'on ne ferait pas la distinction entre le
réel et l'imaginaire mais parce que, dans le rêve,
le dormeur a accès à un monde et à un savoir
autres, qui se trouvent en étroite affinité avec le
monde et le savoir des morts.
Deux modalités d'accès sont attestées: soit
le rêveur est visité par les morts, soit l'âme
du rêveur, libérée des contraintes du corps,
se trouve transportée dans l'ailleurs, ce qui témoigne
de la permanence, dans les cultures occidentales, d'une conception
plurielle de la personne, susceptible de dissociation temporaire,
renouant ainsi avec les représentations les plus communément
admises dans d'autres cultures.
Dans tous les cas, que les dormeurs soient visités ou que
leur esprit voyage en d'autres lieux, les techniques de production
d'images oniriques sont des techniques d'interrogation du destin,
qui permettent de se déterminer dans le cadre de situations
hasardeuses.
L'utilisation de clefs des songes permet d'identifier et de sélectionner
des images signifiantes, dans le flot mouvant de l'imagerie onirique
spontanément produite. Mais, contrairement à ce que
suggère leur présentation qui associe de manière
stable un signifiant à un signifié, l'usage social
qui en est fait se présente comme la mise en oeuvre rétrospective
de procédures de symbolisation, pour traiter des événements,
le plus souvent malheureux - accident, mort, maladie -en les faisant
apparaître comme préfigurés dans l'expérience
nocturne et donc, par là même, nécessaires.
Les images bénéfiques correspondent à des
représentations métaphoriques du paradis, et les images
maléfiques à celles de l'enfer. Ce code visuel reproduit
ainsi les différents lieux de l'au-delà tels que,
dans le christianisme coutumier, le défunt les parcourt après
sa mort, pour atteindre le lieu du repos. Mais il existe aussi d'autres
codes, comme celui, auditif, qui consiste à écrire
les bruits que l'on entend durant la récitation de la neuvaine,
pour les comparer aux bruits que l'on aura entendu dans le rêve
qui suivra.
D'autres techniques modifient le rapport entre expérience
nocturne et réalité diurne. Le récit du rêve
au réveil permet d'activer ou au contraire de désamorcer
sa valeur prédictive : selon que le rêve est jugé
faste ou néfaste, il convient de le communiquer ou de le
taire. Les domaines de la réalité qui sont ainsi soumis
à la sanction du rêve recoupent ceux que l'on soumet
habituellement à la divination : la vie amoureuse, la réussite
aux examens, une décision d'ordre économique et, bien
sûr, la communication avec les défunts, qui relève
du travail de deuil mais permet également aux vivants d'agir
sur le destin des morts.
Rêver participe ainsi de ces arts de l'existence pratiqués
par les sociétés anciennes pour maîtriser
l'aléatoire, mais dont l'ethnographie montre justement qu'ils
sont toujours actifs dans les sociétés contemporaines.
Pour en savoir plus
- Rêver, in Terrain n°26, sous la direction de
G. Charuty, 1996
- Rêver la culture, in Anthropologie et sociétés
n° 18-2, sous la direction de S. Poirier, 1994.
- Le rêve et les sociétés humaines,
de R. Caillois et G. E. von Grunebaum (sous la direction),
Gallimard, Paris, 1967.
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