Le rêveur neuronal
J. Allan Hobson, Science et Avenir Hors-Série Le Rêve Dec. 96
Sommaire
Le rêveur neuronal
Le rêveur ne tombe pas hors du monde
La bizarrerie des rêves
Activation-synthèse et psychanalyse
Oedipe et neurone
L'hypothèse de l'interaction réciproque
Le modèle "AIM"
Modèle de l'état du cerveau-esprit
Les hallucinations oniriques
Le rêve de Mozart

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Science et Avenir
Hors-Série Le Rêve
Sommaire général

Par J. Allan Hobson

Professeur de psychiatrie à la Harvard Medical School,
directeur du Laboratoire de neurophysiologie au Massachusetts Mental Health Center, à Boston, Etats-Unis

traduit de l'américain par Guillaume Villeneuve.

Comment le cerveau élabore-t-il, à partir de l'activité interne des divers centres visuels, les scénarios que nous voyons en rêve ? Selon le psychiatre américain J. Allan Hobson, le cerveau en état de sommeil paradoxal "se croit" éveillé et interprète les signaux internes aléatoires comme s'ils provenaient du monde extérieur.

Dans cet article, j'expose et discute une théorie psychophysiologique spécifique, l'hypothèse d'activation-synthèse du rêve, formulée par Robert W. McCarley et moi-même en 1977. Pour nous représenter la manière dont le cerveau-esprit est activé durant le sommeil de façon à expliquer les caractéristiques cognitives particulières du rêve, voyons comment les processus physiologiques décrits par le modèle de l'interaction réciproque pourraient influencer l'esprit. Ce modèle suppose que la compétition continuelle entre deux populations neuronales interactives, les neurones cholinergiques et aminergiques, constitue le processus physiologique fondamental qui sous-tend l'alternance des cycles du sommeil.

Le cerveau-esprit doit être enclenché et maintenu intérieurement actif pour entretenir la création onirique tout au long du sommeil paradoxal. Cet état peut survenir grâce à la suppression des inhibitions sur plusieurs circuits cérébraux, du fait de la cessation d'activité, induite par le sommeil, dans un sous-ensemble donné de neurones.

Considérons que le commutateur est constitué par les neurones aminergiques et cholinergiques du pont du tronc cérébral. Si nous ne savons pas encore de façon catégorique laquelle de ces deux populations est l'initiatrice du sommeil paradoxal, nous avons des raisons d'attribuer ce rôle aux neurones aminergiques. Une fois le système cholinergique désinhibé, son énergie sera capable de fournir la force nécessaire à l'activation neuronale dans tout le cerveau.

Les neurones aminergiques - le sommeil paradoxal étant interrompu - sont censés exercer une influence modulatrice ainsi qu'inhibitrice sur le cerveau durant la veille. Quand cette activité neuronale modulatrice cesse pendant le sommeil paradoxal , d'autres cellules cérébrales s'activent spontanément. Non seulement elles sont plus actives, mais le " mode " de leur activité s'en trouve modifié : elles opèrent sans être empêchées par les stimuli externes ou l'inhibition interne. Grâce à ce mécanisme, nous pouvons expliquer non seulement que l'esprit est activé pendant le sommeil mais également les propriétés opératoires inhabituelles qui rendent les rêves si étranges.

Il importe que les signaux du monde extérieur soient exclus du cerveau activé intérieurement pour conserver le sommeil et l'illusion du rêve. Cela semble se faire de deux façons au moins. Pour commencer, l'inhibition active des nerfs sensoriels interdit aux stimuli d'origine périphérique l'accès au système nerveux central; on a enregistré semblable inhibition présynaptique dans différents relais sensoriels du cerveau entier. Le deuxième mécanisme excluant les signaux sensoriels externes est l'occlusion: les niveaux supérieurs des circuits sensoriels et associatifs sont si occupés à traiter les messages internes qu'ils ignorent les signaux externes.

Il importe également que le cerveau-esprit, une fois activé intérieurement mais sensoriellement déconnecté, réprime la sortie motrice afin d'empêcher l'accomplissement d'ordres moteurs rêvés; sans quoi nous ferions tous des promenades rêvées, des courses rêvées, voire des vols rêvés quatre fois par nuit! Les actes moteurs sont apparemment annulés par l'inhibition des neurones de commande motrice situés dans le cordon médullaire et le tronc cérébral. Ce blocage de la motricité empêche également l'interruption du sommeil par la stimulation sensorielle qu'un tel mouvement renverrait forcément au cerveau. Par trois processus, le cerveau-esprit dans le rêve du sommeil paradoxal est donc préparé: à traiter l'information (activation); à exclure les données sensorielles venues de l'extérieur (blocage sensoriel); enfin à ne pas agir sur les informations générées intérieurement (blocage moteur). Il reste à fournir au cerveau activé mais déconnecté des signaux internes et à les lui faire traiter comme s'ils venaient du monde extérieur.

Les stimuli du rêve semblent surgir par un processus étroitement lié au mécanisme d'activation du cerveau. Chez la plupart des mammifères, dont les humains, les ondes dites PGO (ponto-genouillé-occipitales) sont la preuve qu'un signal d'information automatique et engendré de l'intérieur prend naissance dans le tronc cérébral. Strictement associées aux mouvements oculaires rapides, de vives poussées d'excitation se transportent du tronc cervical au thalamus. Comme l'ont montré Michel Jouvet et son équipe, à Lyon, ces signaux sont aussi envoyés par des routes indépendantes vers les zones visuelles et associatives du cortex. On sait aujourd'hui que ces ondes PGO sont produites par l'activité cellulaire du tronc cérébral qui reproduit fidèlement les mouvements oculaires rapides. Ainsi, non seulement l'information interne est-elle engendrée dans le sommeil paradoxal, mais elle détient une haute proportion de spécificité spatiale. D'après l'hypothèse d'activation-synthèse, le cerveau-esprit autoactivé, déconnecté et autostimulé, traite ces signaux et les interprète en termes d'informations stockées dans la mémoire.

Bien qu'on ne comprenne pas encore parfaitement le fondement cérébral précis du dysfonctionnement cognitif spécifique au rêve, on pourrait associer ces désordres à la cessation d'activité des neurones modulateurs. L'interruption de l'activité neuronale modulatrice affecterait tout le cerveau, dont le cortex cérébral , en le privant d'une influence tonique sans doute essentielle aux processus d'attention ainsi qu'à l'aptitude à organiser l'information de manière logique et cohérente permettant d'atteindre à une pleine conscience de soi.

Pendant l'état vigile, les neurones modulateurs sont actifs; le cerveau est ainsi préparé à accomplir ses fonctions de traitement de l'information (dont l'analyse des stimuli externes), leur intégration dans les priorités du jour et la production des actions appropriées sur l'environnement. En l'absence, tant d'information externe que d'influence modulatrice interne, le cerveau activé pendant le sommeil paradoxal interprète ces signaux intérieurement engendrés comme s'ils étaient d'origine externe. L'orientation dans le monde et la perspective critique sur soi-même disparaissent. On peut supposer que par un mécanisme semblable que j'appelle démodulation, le produit onirique synthétisé passe sans être mémorisé. De même, l'ordre (ou mode) du souvenir est probablement exécuté par des signaux issus des neurones modulateurs en état vigile (quand ils sont actifs), mais non pas durant le rêve (où ils sont inactifs).

Pour établir une corrélation entre la fabrication des rêves et l'état physiologique du cerveau, la méthode la plus simple et la plus directe est de supposer qu'il existe un isomorphisme formel entre les niveaux subjectif et objectif de notre étude. On entend par isomorphisme formel la similitude de forme dans les domaines psychologique et physiologique. Une telle approche part des traits généraux (formels) de la création onirique remet à plus tard l'étude du contenu narratif du rêve individuel.

L'isomorphisme est un principe qui séduisit Sigmund Freud quand il écrivit son projet de psychologie scientifique en 1895. Malheureusement, on n'en savait pas encore assez à l'époque sur la physiologie du cerveau ou celle du sommeil pour soutenir une approche isomorphique de la forme onirique. Freud l'abandonna et se tourna vers l'analyse du contenu.

La théorie psychanalytique dut avoir recours à des théories psychologiques complexes et peu plausibles. Ainsi, le rêve bien connu de voler représentait symboliquement l'érection tandis que gravir un escalier pouvait symboliser le motif rythmique de la copulation. A l'époque de leur publication, en 1900, de telles idées ont semblé absurde à beau coup de gens, mais il est stupéfiant de penser que les psychanalystes (notamment ceux de l'école française) continuent de prendre au sérieux des idées tout aussi tirées par les cheveux.

On peut raisonnablement supposer qu'il existe un exemple d'isomorphisme formel entre l'expérience subjective d'images oniriques et l'activation d'éléments de perception du système visuel pendant le sommeil paradoxal. Si tel est le cas, il faut affirmer que l'activation du système visuel du sommeil paradoxal doit être semblable à celle de l'état vigile, du point de vue formel. Dès lors, la clarté de la vision onirique s'explique facilement.

On suppose que d'autres détails de la corrélation psychophysiologique obéissent à la même loi générale; la sensation vive et hallucinatoire du mouvement doit être liée à une activation modélisée des systèmes moteurs et aux structures du cerveau central qui sous-tendent la perception de notre corps dans l'espace. Quand nous cherchons l'activation modélisée des systèmes visuel, moteur et vestibulaire au niveau physiologique, nous découvrons qu'on peut enregistrer des processus excitatoires puissants et hautement coordonnés dans les centres visuels, sensoriels et moteurs du cerveau.

La théorie du rêve de l'activation-synthèse n'a pu être conçue avant que ne soit édifiée la neurobiologie fondamentale du contrôle du sommeil paradoxal. D'après l'hypothèse de l'interaction réciproque, le sommeil paradoxal et le rêve n'interviennent que lorsque l'activité de la population neuronale aminergique (REM-OFF) a atteint un niveau assez bas pour permettre au système réticulé du sommeil paradoxal d'échapper à son emprise inhibitrice. La population de neurones réticulés (REM-ON) devient alors spontanément active et enclenche l'état du cerveau sur le mode paradoxal. Cette activité neuronale s'apparente à une sorte de guerre perpétuelle dont les effets s'étendent du tronc cérébral dans tout le cerveau, prenant l'esprit en otage. Cette bataille pour l'esprit se déroule régulièrement et en silence toutes les nuits durant notre sommeil. Le seul signe qui la trahisse à l'extérieur est peut-être le vague souvenir d'un rêve quand nous lisons le journal du matin.

La base physique de l'état du cerveau-esprit est constituée des connections anatomiques réciproques et des courbes d'activité inverse des populations de neurones excitatrices du sommeil paradoxal et des populations aminergiques qui l'inhibent. Aussi longtemps que le niveau d'activité des cellules aminergiques est élevé, on reste éveillé. A mesure qu'il baisse on entre dans le sommeil non paradoxal. A leur étiage, elles ont perdu tout pouvoir inhibiteur, et les cellules excitatrices du sommeil paradoxal montrent une activité maximale lorsqu'elles engendrent le cycle paradoxal. Le modèle est également devenu interactif et symétrique au niveau de la neurotransmission synaptique; l'inhibition était assurée par des neurotransmetteurs aminergiques, l'excitation par des neurotransmetteurs cholinergiques.

Le modèle de l'interaction symétrique présentait deux vertus scientifiques. La première était qu'on pouvait le tester experimentalement. En pratiquant des micro-injections d'agents chimiques analogues à l'acétylcholine, on a pu enclencher le sommeil paradoxal chez les chats; d'autres ont utilisé des agents semblables pour intensifier le sommeil paradoxal et les rêves chez l'être humain. A ce jour aucun psychanalyste n'a pu obtenir ce résultat par le truchement de l'intervention psychologique.

Ces expériences valident à l'évidence la détermination physiologique du rêve.

La seconde vertu de ce modèle était d'avoir une description mathématique toute prête dans les équations couplées de Volterra et Lotka, conçues pour analyser la fluctuation importante et périodique dans la livraison de fourrures canadiennes en fonction du nombre de prédateurs et de proies. On a constaté avec plaisir que les deux équations différentielles non linéaires de Volterra et Lotka décrivaient également les fluctuations d'activité dans les deux groupes cellulaires du tronc cérébral. L'analogie de la relation des systèmes aminergique et cholinergique du cerveau avec celle des prédateurs et de leurs proies n'était donc peut-être pas accidentelle. Après tout, l'état vigile intervient aux dépens du sommeil et vice versa.

Au niveau cellulaire, il existe une compétition entre les populations excitatrices et inhibitrices. Dans le cas qui nous occupe, les deux groupes de cellules ne se font pas la guerre pour une niche ou un espace écologiques dans un sens concret mais pour la domination physiologique et pour l'influence temporelle dans les états fluctuants du cerveau-esprit. Chaque population règne pour un temps. Il n'est pas facile de dire qui des deux populations neuronales est la proie et qui est le prédateur. Dans la mesure où chacune se nourrit de l'autre, elles sont encore plus interactives que leurs équivalents du modèle écologique. Et il va de soi que l'analogie disparaît à partir du moment où les neurones ne se tuent pas littéralement afin de manger et de se reproduire. Ils se réduisent plutôt fonctionnellement au silence pour quelque motif neurologique encore obscur.

L'hypothèse de l'activation-synthèse permet d'expliquer cinq aspects formels du rêve: les hallucinations visuelles et motrices; les erreurs commises en prenant ces hallucinations pour la vérité; l'instabilité de l'orientation; l'émotion forte; enfin, l'incapacité de se souvenir. Réunis, ces traits formels du rêve débouchent sur un délire qui suggère un dysfonctionnement du cerveau. La psychanalyse, en plaçant un accent exclusif sur le contenu mental, n'a pas pratiqué un diagnostic du rêve correct.

L'hallucination sensori-motrice de l'expérience onirique est, selon nous, le corollaire direct d'une activation spécifique des circuits sensori-moteurs du cerveau. Ces circuits relient le tronc cérébral à d'autres centres subcorticaux, aux neurones moteurs supérieurs et aux neurones sensoriels anal lytiques du cortex cérébral.

Le cerveau-esprit ne repère son état qu'à partir du contexte. Dans la mesure où la plupart des perceptions organisées sont produites dans l'état vigile, le cerveau-esprit activé durant le sommeil paradoxal suppose à tort qu'il est éveillé en dépit de l'organisation toute différente de l'expérience qui se produit dans les rêves. Dans le sommeil paradoxal, le cerveau-esprit n'a apparemment pas d'autre choix qu'interpréter ses signaux intérieurement générés d'après son expérience passée du monde extérieur. Et ces signaux internes sont non seulement synthétisés dans des histoires extraordinaires mais acceptés comme des réalités d'expérience, peut-être parce qu'il n'y a pas d'entrée externe pour structurer cette dernière.

L'activité hallucinogène et illusionnante du sommeil paradoxal est d'autant plus extraordinaire qu'elle viole de manière flagrante la loi naturelle. Tous les aspects du domaine d'orientation sont frappés de discontinuités. Les personnes, les lieux et le temps changent soudainement, sans préavis.

Il peut y avoir des sauts abrupts, des coupes et des interpolations dans l'intrigue onirique. Des combinaisons improbables de gens, de lieux, de temps et d'activités se produisent. Les causes de l'instabilité orientationnelle du rêve sont doubles: l'une tient à la nature chaotique du générateur du stimulus interne; l'autre est la démodulation aminergique qui handicape la mémoire.

L'activation-synthèse attribue les sentiments oniriques intenses que sont l'anxiété, la surprise, la peur et l'exaltation à l'activation des centres émotionnels situés dans les amygdales par les réseaux de " tressaillement " du tronc cérébral. Nous savons aussi que le système autonome du tronc cérébral (qui accélère les battements du coeur et la respiration) peut être activé car il est partie intégrante du processus neuronal responsable du sommeil paradoxal. Il en résulte qu'il peut y avoir non seulement une intensification des composants centraux de l'émotion par l'activation du lobe frontal mais aussi une rétroaction périphérique de la part des médiateurs autonomes de l'expérience émotionnelle.

Le sommeil paradoxal est enclenché quand la décharge des neurones aminergiques du tronc cérébral est interrompue. Ces neurones modulateurs déterminent le mode métabolique du cerveau et les produits chimiques qu'ils sécrètent (la norépinéphrine et la sérotonine) jouent un rôle dans l'enregistrement des réponses neuronales. Au cours du sommeil paradoxal, les neurones aminergiques n'envoient pas l'ordre au lobe frontal de se souvenir. Si on ne lui dit pas de se souvenir, il se contente d'oublier.

Au cours du rêve, le cerveau-esprit suit ces instructions: " Intégrez tous les signaux reçus dans l'histoire la plus significative; quelle que soit la fantaisie en résultant, croyez-la, puis oubliez-la. " L'instruction d'oublier s'explique très simplement par l'absence de l'ordre contraire, " se souvenir ". Cette hypothèse rend l'hypothèse psychanalytique de l'amnésie par le refoulement inutile et peu vraisemblable.

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