Dans
cet article, j'expose et discute une théorie psychophysiologique
spécifique, l'hypothèse d'activation-synthèse
du rêve, formulée par Robert W. McCarley et moi-même
en 1977. Pour nous représenter la manière dont le
cerveau-esprit est activé durant le sommeil de façon
à expliquer les caractéristiques cognitives particulières
du rêve, voyons comment les processus physiologiques décrits
par le modèle de l'interaction réciproque pourraient
influencer l'esprit. Ce modèle suppose que la compétition
continuelle entre deux populations neuronales interactives, les
neurones cholinergiques et aminergiques, constitue le processus
physiologique fondamental qui sous-tend l'alternance des cycles
du sommeil.
Le cerveau-esprit doit être enclenché et maintenu
intérieurement actif pour entretenir la création onirique
tout au long du sommeil paradoxal. Cet état peut survenir
grâce à la suppression des inhibitions sur plusieurs
circuits cérébraux, du fait de la cessation d'activité,
induite par le sommeil, dans un sous-ensemble donné de neurones.
Considérons que le commutateur est constitué par
les neurones aminergiques et cholinergiques du pont du tronc cérébral.
Si nous ne savons pas encore de façon catégorique
laquelle de ces deux populations est l'initiatrice du sommeil paradoxal,
nous avons des raisons d'attribuer ce rôle aux neurones aminergiques.
Une fois le système cholinergique désinhibé,
son énergie sera capable de fournir la force nécessaire
à l'activation neuronale dans tout le cerveau.
Les neurones aminergiques - le sommeil paradoxal étant interrompu
- sont censés exercer une influence modulatrice ainsi qu'inhibitrice
sur le cerveau durant la veille. Quand cette activité neuronale
modulatrice cesse pendant le sommeil paradoxal , d'autres cellules
cérébrales s'activent spontanément. Non seulement
elles sont plus actives, mais le " mode " de leur activité
s'en trouve modifié : elles opèrent sans être
empêchées par les stimuli externes ou l'inhibition
interne. Grâce à ce mécanisme, nous pouvons
expliquer non seulement que l'esprit est activé pendant le
sommeil mais également les propriétés opératoires
inhabituelles qui rendent les rêves si étranges.
Il importe que les signaux du monde extérieur soient exclus
du cerveau activé intérieurement pour conserver le
sommeil et l'illusion du rêve. Cela semble se faire de deux
façons au moins. Pour commencer, l'inhibition active des
nerfs sensoriels interdit aux stimuli d'origine périphérique
l'accès au système nerveux central; on a enregistré
semblable inhibition présynaptique dans différents
relais sensoriels du cerveau entier. Le deuxième mécanisme
excluant les signaux sensoriels externes est l'occlusion: les niveaux
supérieurs des circuits sensoriels et associatifs sont si
occupés à traiter les messages internes qu'ils ignorent
les signaux externes.
Il importe également que le cerveau-esprit, une fois activé
intérieurement mais sensoriellement déconnecté,
réprime la sortie motrice afin d'empêcher l'accomplissement
d'ordres moteurs rêvés; sans quoi nous ferions tous
des promenades rêvées, des courses rêvées,
voire des vols rêvés quatre fois par nuit! Les actes
moteurs sont apparemment annulés par l'inhibition des neurones
de commande motrice situés dans le cordon médullaire
et le tronc cérébral. Ce blocage de la motricité
empêche également l'interruption du sommeil par la
stimulation sensorielle qu'un tel mouvement renverrait forcément
au cerveau. Par trois processus, le cerveau-esprit dans le rêve
du sommeil paradoxal est donc préparé: à traiter
l'information (activation); à exclure les données
sensorielles venues de l'extérieur (blocage sensoriel); enfin
à ne pas agir sur les informations générées
intérieurement (blocage moteur). Il reste à fournir
au cerveau activé mais déconnecté des signaux
internes et à les lui faire traiter comme s'ils venaient
du monde extérieur.
Les stimuli du rêve semblent surgir par un processus étroitement
lié au mécanisme d'activation du cerveau. Chez la
plupart des mammifères, dont les humains, les ondes dites
PGO (ponto-genouillé-occipitales) sont la preuve qu'un signal
d'information automatique et engendré de l'intérieur
prend naissance dans le tronc cérébral. Strictement
associées aux mouvements oculaires rapides, de vives poussées
d'excitation se transportent du tronc cervical au thalamus. Comme
l'ont montré Michel Jouvet et son équipe, à
Lyon, ces signaux sont aussi envoyés par des routes indépendantes
vers les zones visuelles et associatives du cortex. On sait aujourd'hui
que ces ondes PGO sont produites par l'activité cellulaire
du tronc cérébral qui reproduit fidèlement
les mouvements oculaires rapides. Ainsi, non seulement l'information
interne est-elle engendrée dans le sommeil paradoxal, mais
elle détient une haute proportion de spécificité
spatiale. D'après l'hypothèse d'activation-synthèse,
le cerveau-esprit autoactivé, déconnecté et
autostimulé, traite ces signaux et les interprète
en termes d'informations stockées dans la mémoire.
Bien qu'on ne comprenne pas encore parfaitement le fondement cérébral
précis du dysfonctionnement cognitif spécifique au
rêve, on pourrait associer ces désordres à la
cessation d'activité des neurones modulateurs. L'interruption
de l'activité neuronale modulatrice affecterait tout le cerveau,
dont le cortex cérébral , en le privant d'une influence
tonique sans doute essentielle aux processus d'attention ainsi qu'à
l'aptitude à organiser l'information de manière logique
et cohérente permettant d'atteindre à une pleine conscience
de soi.
Pendant l'état vigile, les neurones modulateurs sont actifs;
le cerveau est ainsi préparé à accomplir ses
fonctions de traitement de l'information (dont l'analyse des stimuli
externes), leur intégration dans les priorités du
jour et la production des actions appropriées sur l'environnement.
En l'absence, tant d'information externe que d'influence modulatrice
interne, le cerveau activé pendant le sommeil paradoxal interprète
ces signaux intérieurement engendrés comme s'ils étaient
d'origine externe. L'orientation dans le monde et la perspective
critique sur soi-même disparaissent. On peut supposer que
par un mécanisme semblable que j'appelle démodulation,
le produit onirique synthétisé passe sans être
mémorisé. De même, l'ordre (ou mode) du souvenir
est probablement exécuté par des signaux issus des
neurones modulateurs en état vigile (quand ils sont actifs),
mais non pas durant le rêve (où ils sont inactifs).
Pour établir une corrélation entre la fabrication
des rêves et l'état physiologique du cerveau, la méthode
la plus simple et la plus directe est de supposer qu'il existe un
isomorphisme formel entre les niveaux subjectif et objectif de notre
étude. On entend par isomorphisme formel la similitude de
forme dans les domaines psychologique et physiologique. Une telle
approche part des traits généraux (formels) de la
création onirique remet à plus tard l'étude
du contenu narratif du rêve individuel.
L'isomorphisme est un principe qui séduisit Sigmund Freud
quand il écrivit son projet de psychologie scientifique en
1895. Malheureusement, on n'en savait pas encore assez à
l'époque sur la physiologie du cerveau ou celle du sommeil
pour soutenir une approche isomorphique de la forme onirique. Freud
l'abandonna et se tourna vers l'analyse du contenu.
La théorie psychanalytique dut avoir recours à des
théories psychologiques complexes et peu plausibles. Ainsi,
le rêve bien connu de voler représentait symboliquement
l'érection tandis que gravir un escalier pouvait symboliser
le motif rythmique de la copulation. A l'époque de leur publication,
en 1900, de telles idées ont semblé absurde à
beau coup de gens, mais il est stupéfiant de penser que les
psychanalystes (notamment ceux de l'école française)
continuent de prendre au sérieux des idées tout aussi
tirées par les cheveux.
On peut raisonnablement supposer qu'il existe un exemple d'isomorphisme
formel entre l'expérience subjective d'images oniriques et
l'activation d'éléments de perception du système
visuel pendant le sommeil paradoxal. Si tel est le cas, il faut
affirmer que l'activation du système visuel du sommeil paradoxal
doit être semblable à celle de l'état vigile,
du point de vue formel. Dès lors, la clarté de la
vision onirique s'explique facilement.
On suppose que d'autres détails de la corrélation
psychophysiologique obéissent à la même loi
générale; la sensation vive et hallucinatoire du mouvement
doit être liée à une activation modélisée
des systèmes moteurs et aux structures du cerveau central
qui sous-tendent la perception de notre corps dans l'espace. Quand
nous cherchons l'activation modélisée des systèmes
visuel, moteur et vestibulaire au niveau physiologique, nous découvrons
qu'on peut enregistrer des processus excitatoires puissants et hautement
coordonnés dans les centres visuels, sensoriels et moteurs
du cerveau.
La théorie du rêve de l'activation-synthèse
n'a pu être conçue avant que ne soit édifiée
la neurobiologie fondamentale du contrôle du sommeil paradoxal.
D'après l'hypothèse de l'interaction réciproque,
le sommeil paradoxal et le rêve n'interviennent que lorsque
l'activité de la population neuronale aminergique (REM-OFF)
a atteint un niveau assez bas pour permettre au système réticulé
du sommeil paradoxal d'échapper à son emprise inhibitrice.
La population de neurones réticulés (REM-ON) devient
alors spontanément active et enclenche l'état du cerveau
sur le mode paradoxal. Cette activité neuronale s'apparente
à une sorte de guerre perpétuelle dont les effets
s'étendent du tronc cérébral dans tout le cerveau,
prenant l'esprit en otage. Cette bataille pour l'esprit se déroule
régulièrement et en silence toutes les nuits durant
notre sommeil. Le seul signe qui la trahisse à l'extérieur
est peut-être le vague souvenir d'un rêve quand nous
lisons le journal du matin.
La base physique de l'état du cerveau-esprit est constituée
des connections anatomiques réciproques et des courbes d'activité
inverse des populations de neurones excitatrices du sommeil paradoxal
et des populations aminergiques qui l'inhibent. Aussi longtemps
que le niveau d'activité des cellules aminergiques est élevé,
on reste éveillé. A mesure qu'il baisse on entre dans
le sommeil non paradoxal. A leur étiage, elles ont perdu
tout pouvoir inhibiteur, et les cellules excitatrices du sommeil
paradoxal montrent une activité maximale lorsqu'elles engendrent
le cycle paradoxal. Le modèle est également devenu
interactif et symétrique au niveau de la neurotransmission
synaptique; l'inhibition était assurée par des neurotransmetteurs
aminergiques, l'excitation par des neurotransmetteurs cholinergiques.
Le modèle de l'interaction symétrique présentait
deux vertus scientifiques. La première était qu'on
pouvait le tester experimentalement. En pratiquant des micro-injections
d'agents chimiques analogues à l'acétylcholine, on
a pu enclencher le sommeil paradoxal chez les chats; d'autres ont
utilisé des agents semblables pour intensifier le sommeil
paradoxal et les rêves chez l'être humain. A ce jour
aucun psychanalyste n'a pu obtenir ce résultat par le truchement
de l'intervention psychologique.
Ces expériences valident à l'évidence la détermination
physiologique du rêve.
La seconde vertu de ce modèle était d'avoir une description
mathématique toute prête dans les équations
couplées de Volterra et Lotka, conçues pour analyser
la fluctuation importante et périodique dans la livraison
de fourrures canadiennes en fonction du nombre de prédateurs
et de proies. On a constaté avec plaisir que les deux équations
différentielles non linéaires de Volterra et Lotka
décrivaient également les fluctuations d'activité
dans les deux groupes cellulaires du tronc cérébral.
L'analogie de la relation des systèmes aminergique et cholinergique
du cerveau avec celle des prédateurs et de leurs proies n'était
donc peut-être pas accidentelle. Après tout, l'état
vigile intervient aux dépens du sommeil et vice versa.
Au niveau cellulaire, il existe une compétition entre les
populations excitatrices et inhibitrices. Dans le cas qui nous occupe,
les deux groupes de cellules ne se font pas la guerre pour une niche
ou un espace écologiques dans un sens concret mais pour la
domination physiologique et pour l'influence temporelle dans les
états fluctuants du cerveau-esprit. Chaque population règne
pour un temps. Il n'est pas facile de dire qui des deux populations
neuronales est la proie et qui est le prédateur. Dans la
mesure où chacune se nourrit de l'autre, elles sont encore
plus interactives que leurs équivalents du modèle
écologique. Et il va de soi que l'analogie disparaît
à partir du moment où les neurones ne se tuent pas
littéralement afin de manger et de se reproduire. Ils se
réduisent plutôt fonctionnellement au silence pour
quelque motif neurologique encore obscur.
L'hypothèse de l'activation-synthèse permet d'expliquer
cinq aspects formels du rêve: les hallucinations visuelles
et motrices; les erreurs commises en prenant ces hallucinations
pour la vérité; l'instabilité de l'orientation;
l'émotion forte; enfin, l'incapacité de se souvenir.
Réunis, ces traits formels du rêve débouchent
sur un délire qui suggère un dysfonctionnement du
cerveau. La psychanalyse, en plaçant un accent exclusif sur
le contenu mental, n'a pas pratiqué un diagnostic du rêve
correct.
L'hallucination sensori-motrice de l'expérience onirique
est, selon nous, le corollaire direct d'une activation spécifique
des circuits sensori-moteurs du cerveau. Ces circuits relient le
tronc cérébral à d'autres centres subcorticaux,
aux neurones moteurs supérieurs et aux neurones sensoriels
anal lytiques du cortex cérébral.
Le cerveau-esprit ne repère son état qu'à
partir du contexte. Dans la mesure où la plupart des perceptions
organisées sont produites dans l'état vigile, le cerveau-esprit
activé durant le sommeil paradoxal suppose à tort
qu'il est éveillé en dépit de l'organisation
toute différente de l'expérience qui se produit dans
les rêves. Dans le sommeil paradoxal, le cerveau-esprit n'a
apparemment pas d'autre choix qu'interpréter ses signaux
intérieurement générés d'après
son expérience passée du monde extérieur. Et
ces signaux internes sont non seulement synthétisés
dans des histoires extraordinaires mais acceptés comme des
réalités d'expérience, peut-être parce
qu'il n'y a pas d'entrée externe pour structurer cette dernière.
L'activité hallucinogène et illusionnante du sommeil
paradoxal est d'autant plus extraordinaire qu'elle viole de manière
flagrante la loi naturelle. Tous les aspects du domaine d'orientation
sont frappés de discontinuités. Les personnes, les
lieux et le temps changent soudainement, sans préavis.
Il peut y avoir des sauts abrupts, des coupes et des interpolations
dans l'intrigue onirique. Des combinaisons improbables de gens,
de lieux, de temps et d'activités se produisent. Les causes
de l'instabilité orientationnelle du rêve sont doubles:
l'une tient à la nature chaotique du générateur
du stimulus interne; l'autre est la démodulation aminergique
qui handicape la mémoire.
L'activation-synthèse attribue les sentiments oniriques
intenses que sont l'anxiété, la surprise, la peur
et l'exaltation à l'activation des centres émotionnels
situés dans les amygdales par les réseaux de "
tressaillement " du tronc cérébral. Nous savons
aussi que le système autonome du tronc cérébral
(qui accélère les battements du coeur et la respiration)
peut être activé car il est partie intégrante
du processus neuronal responsable du sommeil paradoxal. Il en résulte
qu'il peut y avoir non seulement une intensification des composants
centraux de l'émotion par l'activation du lobe frontal mais
aussi une rétroaction périphérique de la part
des médiateurs autonomes de l'expérience émotionnelle.
Le sommeil paradoxal est enclenché quand la décharge
des neurones aminergiques du tronc cérébral est interrompue.
Ces neurones modulateurs déterminent le mode métabolique
du cerveau et les produits chimiques qu'ils sécrètent
(la norépinéphrine et la sérotonine) jouent
un rôle dans l'enregistrement des réponses neuronales.
Au cours du sommeil paradoxal, les neurones aminergiques n'envoient
pas l'ordre au lobe frontal de se souvenir. Si on ne lui dit pas
de se souvenir, il se contente d'oublier.
Au cours du rêve, le cerveau-esprit suit ces instructions:
" Intégrez tous les signaux reçus dans l'histoire
la plus significative; quelle que soit la fantaisie en résultant,
croyez-la, puis oubliez-la. " L'instruction d'oublier s'explique
très simplement par l'absence de l'ordre contraire, "
se souvenir ". Cette hypothèse rend l'hypothèse
psychanalytique de l'amnésie par le refoulement inutile et
peu vraisemblable.
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