Le maitre des rêves
Michel Jouvet Science et Avenir Hors-Série Le Rêve Dec. 96

Science et Avenir
Hors-Série Le Rêve
Sommaire général

"Et si le chaos de nos songes servait à restaurer et à maintenir notre individualité ?"

Laurent Mayet : Que voulez-vous dire lorsque vous affirmez que le rêve est un troisième état du cerveau ?

Michel Jouvet : Vous allez sourire, mais c'est une idée que j'ai rencontrée pour la première fois dans les upanisad de la mythologie hindoue. On trouve dans ces textes sanskrits, vieux de plus d'un millénaire, l'idée que le cerveau humain subit l'alternance de l'éveil, du sommeil sans rêve et du sommeil avec rêve. Ce qui revient à affirmer que le rêve serait un état aussi distinct du sommeil que ce dernier l'est de l'éveil. Et bien, c'est précisément ce que la neurobiologie a découvert vers la fin des années 50. On sait aujourd'hui que le rêve présente autant de différences objectives, mesurables, avec le sommeil orthodoxe qu'il en existe entre le sommeil et l'éveil. La différence la plus frappante est sans nul doute l'activité électrique corticale associée à ces états. Alors que le sommeil sans rêve se caractérise par une activité électrique composée d'ondes lentes, l'électroencéphalogramme d'un sujet rêvant est au contraire composé d'ondes rapides, semblables à celles que l'on peut recueillir chez un sujet éveillé. C'est cette étrange caractéristique qui m'a conduit à proposer en 1959, l'expression de "sommeil paradoxal" pour désigner un état physiologique où le sujet bien qu'endormi manifeste une activité mentale comparable à celle de l'attention vigile.

L. M.: Quelles sont les autres caractéristiques du sommeil à rêves ?

M. J. : Parmi les signes extérieurs du sommeil paradoxal, celui qui a le plus retenu l'attention des Américains est le phénomène de mouvements oculaires rapides. On ne peut évidemment pas l'observer directement car un rêveur dort en général les paupières fermées. Mais il est possible de mettre en évidence ces mouvements cachés en plaçant de petites électrodes près des yeux du dormeur. On constate alors que, à la différence du sommeil à ondes lentes qui s'accompagne de mouvement oculaires lents et pendulaires, le sommeil à rêve comporte au contraire des trains de mouvements oculaires rapides et conjugués. La tentation est grande d'interpréter ces mouvements oculaires comme étant ceux du rêveur "regardant",la scène à laquelle il rêve. William Dement a étudié il y a quelques années la corrélation entre ces mouvements oculaires et les récits de rêve. Il avait par exemple trouvé que l'électro-oculogramme d'un sujet qui rêve qu'il monte les marches d'un escalier présente des mouvements des yeux réguliers vers le haut, comme s'il regardait les marches auxquelles il rêve. Cette thèse est séduisante mais aucune base expérimentale solide ne permet aujourd'hui de l'étayer. Quoi qu'il en soit, c'est cette caractéristique du sommeil à rêve qui est à l'origine de la dénomination américaine de REM sleep, pour rapid eyes movements.

L. M.: Vous avez-vous même découvert d'autres signes extérieurs et internes du sommeil paradoxal ?

M. J. : Notre laboratoire de Lyon a contribué à élucider l'origine de l'atonie musculaire, un autre signe extérieur important du sommeil paradoxal. Des expériences réalisées sur des animaux, le plus généralement des chats, dont le sommeil est assez proche de celui des êtres humains, ont montré que ce phénomène d'abolition du tonus musculaire est provoqué par l'inhibition des motoneurones de la moelle épinière sous l'influence d'un groupe de neurones, appelé Locus coeruleus alpha. En étudiant ce phénomène d'atonie posturale, j'ai découvert qu'il s'accompagnait d'un tracé spécifique de l'électroencéphalogramme, baptisé "pointes ponto-géniculo-occipitales ", parce qu'elles sont particulièrement nettes dans ces régions du cerveau. Ces pointes PGO avec l'activation corticale dont nous avons parlé tout à l'heure sont les deux principaux signes internes du sommeil à rêve.

L. M.: Comment sait-on que le sommeil paradoxal est bien le support neurobiologique des rêves ?

M. J. : Une foule d'indices concourent à valider cette hypothèse. L'un des résultats les plus convaincants est celui obtenu en comparant la qualité et la précision des souvenirs de rêves chez des sujets réveillés pendant des phases de sommeil paradoxal ou non paradoxal. Au début des années 80, Dement a montré, en compilant huit études mondiales, qu'en moyenne plus de 80 % des sujets réveillés en phase de sommeil paradoxal avaient des souvenirs. oniriques très nets alors que seulement 7% des sujets à ondes lentes étaient capables de faire des récits oniriques détaillés. Un autre indice des il paradoxal et rêve nous est fourni par les expériences de rêve lucide menées par Stephen LaBerge, en Californie. Ces expériences pendant lesquelles le rêveur aurait conscience de rêver ne surviennent qu'au cours du sommeil paradoxal. Enfin, des observations montrent que des atteintes pathologiques peuvent provoquer chez l'homme des comportements oniriques qui sont très curieusement souvent des comportements d'agression. Ceux-ci surviennent toujours au cours du sommeil à mouvements oculaires rapides, jamais au cours du sommeil lent. L'identité entre les mécanismes du rêve et ceux du sommeil paradoxal est aujourd'hui admise par la plupart des physiologistes du sommeil mais elle n'en est pas moins une hypothèse.

Michel Jouvet 2L. M.: Comment peut-on distinguer les récits de rêve des récits d'activités mentales diverses ?

M. J. : C'est un problème. Comment en effet déterminer la sorte de récit qui sera qualifiée de rêve et celle qui ne le sera pas ? Il faut s'en remettre à notre expérience subjective du rêve. L'approche introspective qui explore le rêve "par en dedans" nous commande en effet de nous appuyer sur notre vécu pour essayer de définir ce qu'est un rêve. On retiendra par exemple comme critères, la force visuelle, la richesse sensorielle et émotionnelle, la bizarrerie, l'incohérence.... Allan Rechtschaffen et Gene Orlinsky se sont intéressés à cette caractérisation du souvenir onirique et ont montré que les récits les plus visuels et les plus étranges étaient toujours obtenus lors des réveils en phase de sommeil paradoxal. Les souvenirs recueillis lors de réveils en phase de sommeil lent étaient en général moins visuels, plus conceptuels, plus en liaison avec la vie quotidienne. On en arrive ainsi à penser que si le sommeil lent se prête à un début d'élaboration onirique qui se présente sous la forme de pensée et de réflexions, c'est dans la phase de sommeil paradoxal que le rêve s'exprime avec toute sa richesse sensorielle, émotionnelle et surtout motrice.

L. M.: Comment peut-on étudier la vie onirique des animaux non humains ?

M. J. : Nous ne pouvons évidemment pas compter sur les récits de rêve. Mais la découverte des comportements oniriques permet cependant de supposer que certains animaux ont des rêves. Le cas le mieux connu de notre laboratoire est le chat. En détruisant le Locus coeruleus alpha responsable de l'atonie musculaire, on a constaté que le chat en phase de sommeil paradoxal présentait des caractéristiques nouvelles. Il mimait des comportements très structurés et typiques de son espèce comme l'attaque et la poursuite de proies imaginaires, le léchage, des frayeurs, des attitudes de combat... La destruction de cette partie du cerveau permet ainsi de voir ce que le chat "fait" quand il rêve. S'agit-il de comportements automatiques organisés sans imagerie onirique ou bien d'excitations de la sphère sensorielle qui surviennent en même temps que des comportements adaptés à ces hallucinations de fuite ou d'attaque ? L'hypothèse de rêve d'action chez l'espèce féline est plausible bien qu'elle soit difficilement réfutable. Des comportements oniriques ont également été mis en évidence chez des hommes atteints de lésions du tronc cérébral, touchant les structures inhibitrices du tonus musculaire. Là encore, ces lésions permettent de voir ce que l'individu "fait" pendant son rêve. Ces comportements sont le plus souvent des attaques violentes. On a rapporté notamment le cas aux Etats-Unis d'un individu qui a violemment attaqué sa conjointe au cours d'une nuit alors qu'il était en plein sommeil. Ces comportements oniriques surviennent exclusivement pendant le sommeil paradoxal et s'accompagnent chez l'homme de rêves.

L. M.: Tous les animaux présentent-ils du sommeil à rêve ?

M. J. : Un fait est aujourd'hui admis : tous les animaux dorment, ou plus exactement ont un moment plus ou moins long d'activité comportementale et électrophysiologique ralentie. Les poissons, les amphibiens et les reptiles présentent, quant à eux, une alternance activité-repos mais ne montrent pas au sein de leur sommeil comportemental un phénomène identique ou similaire au sommeil paradoxal. En revanche, cet état est bien reconnaissable chez les oiseaux et les mammifères. On y trouve des gros rêveurs comme l'opossum, qui passe 6 heures en sommeil paradoxal, et des plus petits comme la poule, qui ne rêve que 25 minutes par nuit. Quel est le sens de cette ligne de partage phylogénétique? Les poissons, les amphibiens, les invertébrés et les reptiles ont en commun de ne pas disposer d'un mécanisme régulateur de leur température interne. C'est pourquoi on pense que l'apparition du sommeil paradoxal au cours de l'évolution des espèces a probablement coïncidé avec l'apparition de l'homéothermie. Le problème est alors de savoir s'il ne s'agit que d'une coïncidence...

L. M. : Pourquoi le sommeil paradoxal survient-il de façon discontinue chez tous les êtres vivants ?

M. J. : C'est là l'un des problèmes majeurs de la physiologie du rêve. Pourquoi la machine onirique fonctionne-t-elle de façon discontinue? On pense que le rêve peut se déclencher lorsque l'activité des systèmes noradrénergique (Locus coeruleus), sérotoninergique et histaminergique s'arrête. Ceci permet la mise en jeu d'autres systèmes, notamment des systèmes cholinergiques responsables du sommeil paradoxal. Mais plus que la discontinuité du sommeil à rêve, c'est son caractère périodique qui nous pose problème. Chez l'homme, les périodes de sommeil paradoxal surviennent environ toutes les 90 minutes et durent en moyenne 20 minutes. Chez le chat, la durée moyenne d'un épisode de rêve est d'environ 6 minutes et sa périodicité est approximativement de 24 minutes. Enfin, chez le rat la périodicité des phases de sommeil paradoxal est d'environ 10 minutes pour une durée de 2 minutes. On vérifiera aisément sur ces quelques exemples que chez la majorité des espèces animales, le rêve occupe à peu près le quart de sa période. Des expériences menées dans notre laboratoire tendent à accréditer l'idée d'une origine métabolique à ce curieux nombre d'or de la physiologie du rêve. On a pu par exemple faire varier la périodicité des rêves en modifiant l'énergétique cérébrale, c'est-à-dire en agissant soit sur la température interne, soit sur l'oxygénation. Ce qui ressort de ces études, c'est que la conscience onirique dépense une quantité d'énergie, d'oxygène et de glucose plus importante que la conscience éveillée. Ce qui est notamment confirmé par le fait que la fièvre, qui s'accompagne d'une grande demande énergétique cérébrale, supprime l'apparition du rêvew. L'une des fonctions du sommeil pourrait être ainsi de préparer les conditions énergétiques nécessaires à l'irruption du rêve. Et il faudrait alors considérer le sommeil comme le gardien du rêve et non l'inverse, comme l'affirmait Freud.

L. M. : Les rêves ont-ils une fonction biologique ?

M. J. : J'ai proposé d'expliquer la fonction du rêve en considérant le fait que sommeil paradoxal apparaît chez les homéothermes au moment où cesse la neurogenèse, c'est-à-dire l'organisation génétiquement programmée du système nerveux central, alors que chez les poïkilothermes, les animaux à sang froid, il n'apparaît pas parce que la neurogenèse ne s'interrompt pas. Prenez une carpe de 60 ans, son cerveau se divise encore. Chez les homéothermes au contraire, passé le 2 le jour pour le raton et le chaton, et le 3e mois pour l'homme, toutes les cellules nerveuses cessent de se diviser. Autrement dit, chez les animaux à sang chaud, il n'existe aucun système neuronal d'entretien des données héréditaires contenues dans les cellules nerveuses. D'où mon hypothèse que le sommeil paradoxal aurait pour fonction de relayer la neurogenèse, en assurant la programmation génétique de l'individu. Non pas la programmation des comportements instinctifs de l'espèce, qui sont mis en place une fois pour toutes lors de la neurogenèse, mais celle des comportements spécifiques de l'individu. Les rêves seraient des moments de reprogrammations génétiques de l'individu, qui maintiendraient fonctionnels les circuits synaptiques responsables de son hérédité psychologique, celle qui est responsable de ses réactions idiosyncrasiques. Cette hypothèse d'une programmation génétique itérative de l'individuation au cours du rêve n'est pas très appréciée par l'intelligentsia scientifique car elle fait penser au vieux débat sur l'intelligence, le quotient intellectuel, les classes sociales... Mais cela n'a rien à voir avec mon hypothèse. Le problème de l'activité onirique est qu'on a affaire à un phénomène sans aucune fonction. On sait que c'est quelque chose qui occupe 20% du temps du sommeil et constitue un besoin, puisque, lorsqu'on le supprime, il tend à revenir automatiquement. Et c'est tout. L'hypnologue sait qu'il n'existe pas de véritable cause au sommeil paradoxal mais une constellation de conditions suffisantes qui doivent toutes êtres présentes. Et ce qu'il pourrait appeler cause ne sera que la dernière condition expérimentale suffisante. Or, ce chercheur à la recherche d'une cause est aussi veuf d'une fonction. Nous connaissons beaucoup de comment sans que cela nous autorise à connaître le pourquoi du rêve. Une bonne moitié de nos connaissances actuelles seront sans doute fausses dans deux ou trois ans. L'ennui est que l'on ne sait pas de quelle moitié il s'agit...