L'électricité des songes
Pierre Etévenon
Science et Avenir Hors-Série Le Rêve Dec. 96
Sommaire

L'électricité des songes

De l'analyse à la cartographie EEG

Les états électriques du cerveau

Classement des états de veille et de sommeil

Carte d'un rêve

Rêve tridimensionnel

Principe de la cartographie EEG

EEG d'un cauchemar

Tomographie par émission de positons

Tranches de cerveau

L'activité des structures profondes

Présentation de l'auteur


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Science et Avenir
Hors-Série Le Rêve
Sommaire général

Par Pierre Etévenon
directeur de recherche au Laboratoire de cartographie EEG
Unité Inserm 320, à Caen.

Une nouvelle méthode d'imagerie cérébrale, appelée "cartographie EEG dynamique", permet d'obtenir des cartes de l'activité électrique du cerveau rêvant. Ces enregistrements révèlent à la fois l'activation différentielle des aires cérébrales et leur variabilité au cours du temps. Quelles relations y a-t-il entre les contenus de rêves et les cartes EEG qui leur sont associées ?

Page de présentation de l'auteur

Voir le cerveau penser est un mythe ou un fantasme [mais] voir le cerveau fonctionner est possible, a écrit le psychiatre Edouard Zarifian. De la même manière " voir le cerveau rêver " est un rêve inaccessible à l'observation scientifique et médicale, mais on peut effectivement le voir fonctionner pendant le sommeil paradoxal.

On assimile généralement rêve et sommeil paradoxal car le souvenir des rêves est optimal lorsque le réveil s'effectue pendant la phase de sommeil paradoxal, ou juste après. Dans 80 % des cas, la description des rêves est très précise. Mais cette assimilation est abusive : il a été montré que nous pouvons rêver à tout moment de la nuit, au cours de chaque stade de sommeil; le souvenir en est plus ou moins précis.

L'activité cérébrale pendant le sommeil paradoxal peut être mesurée par l'électroencéphalographie cérébrale (EEG). Les neurones émettent des signaux de nature électrophysiologique et biochimique. On peut alors les mesurer électriquement par l'EEG. Découverte en 1924 par le neuropsychiatre allemand Hans Berger, cette technique consiste à relever des différences de potentiel entre plusieurs points du cerveau. Si l'on compare les ondes EEG aux rythmes des vagues de la mer sur une plage, l'EEG de l'éveil actif - lorsque le sujet a les yeux ouverts - est de petite amplitude et de fréquence rapide; il ressemble à des vagues de petite hauteur qui déferlent rapidement sur la grève. Inversement, les ondes lentes du sommeil profond correspondent à des déferlantes gigantesques, en nombre plus restreint sur la plage.

En pratique, l'EEG est enregistrée simultanément en différents points du cuir chevelu chez les dormeurs coiffés d'un casque d'électrodes. Celui-ci possède généralement un nombre standardisé de 19 électrodes, mais il est possible d'utiliser jusqu'à 124 électrodes, ce qui permet une meilleure définition spatiale .

Avec 19 électrodes seulement et une distance de quatre centimètres entre chacune d'elles, le but n'est pas de localiser avec précision les sources de courant dans le cerveau. Il s'agit plutôt de mesurer les variations des paramètres électriques. C'est pourquoi 19 électrodes placés à des intervalles de quatre centimètres suffisent. A partir des mesures obtenues, on déduit l'activité électrique du cerveau avant d'établir ensuite des images de synthèse en fausses couleurs, appelées " cartes EEG " du cerveau ou " cartes fonctionnelles ".

Un signal électrique est défini par une amplitude et une fréquence données. Les amplitudes des signaux EEG fluctuent entre 5 et 250 microvolts et les fréquences entre 0, 5 et 40 hertz. On calcule en général amplitudes et fréquences moyennes sur une durée qui peut varier de 125 millisecondes à 20 secondes. Chez l'homme, plus l'éveil est intense, plus les amplitudes sont faibles et les fréquences rapides. Ceci peut paraître contradictoire, car on pourrait s'attendre à ce que l'éveil entraîne de fortes amplitudes électriques. Mais l'amplitude du signal EEG mesure la synchronisation d'un ensemble de neurones. En l'absence d'activité, aucun neurone particulier n'est activé, ils sont tous synchronisés, et l'amplitude EEG est alors élevée. Inversement, si un neurone précis entre en activité, il se désynchronise des autres, et l'amplitude électrique décroît. L' " activation EEG cérébrale locale " est représentée en rouge sur les cartes EEG. A l'inverse, les zones inactivées ou au repos sont représentées en bleu.

Grâce à l'électroencéphalographie, de nombreux résultats sur le fonctionnement cérébral au cours du sommeil ont été obtenus. Par exemple, nous avons trouvé que le stade I (endormissement et sommeil léger) et le sommeil paradoxal présentent des amplitudes moyennes intermédiaires entre celles de l'éveil actif et de l'éveil calme. Cela confirme le fait que ces deux stades du sommeil sont relativement actifs, et peuvent être considérés comme des " éveils internes ".

L'électroencéphalographie cérébrale dynamique permet également d'obtenir des cartes d'amplitudes instantanées, variables dans le temps. On peut en effet étudier l'évolution de l'activité électrique sur des périodes très brèves, avec une très bonne résolution temporelle (toutes les cinq millisecondes par exemple avec les techniques les plus récentes). Cette méthode permet de mieux comprendre le fonctionnement des rêves.

Nous avons montré que les zones cérébrales activées pendant un rêve sont les mêmes que celles qui sont sollicitées pendant l'éveil, ce qui confirme les travaux du neurophysiologiste américain J. Allan Hobson. Sion rêve d'une sensation motrice (porter une valise par exemple), l'aire sensori-motrice associée à la main est activée (la main gauche se projette dans la région centrale droite et la main droite dans la région centrale gauche). Un rêve auditif activera les zones auditives (la zone temporale, située près de la tempe, et associée à l'audition et au langage), et un rêve visuel les zones occipitales et pariétales (situées vers l'arrière du cerveau).

Nos mesures EEG ont aussi permis d'étayer une hypothèse de Michel Jouvet. Il a observe, à partir de son journal de rêves personnel, que lorsqu'il voyait en songe un personnage dans un rêve, il entendait mal ce que celui-ci disait. Inversement, s'il comprenait ce qu'un autre personnage lui racontait, il lui était difficile de se souvenir de son visage. Il y aurait alors une sorte de prépondérance de la vision ou de l'audition dans le rêve, une des deux modalités sensorielles dominant l'autre. En d'autres termes, il se pourrait que l'imagerie visuelle masque l'audition, ou l'inverse. Or nous avons observé que dans certains rêves, ces deux régions cérébrales pouvaient être activées simultanément, mais aussi alternativement pendant de brefs laps de temps. Cette alternance pourrait traduire un fonctionnement en parallèle des différentes régions cérébrales, l'activité de l'une inhibant l'activité de l'autre. Toutefois cette hypothèse ne peut pas être vérifiée plus profondément, car si le tracé EEG dynamique est obtenu à chaque instant, on connaît le récit global du rêve au réveil. Il est donc impossible de mettre en correspondance l'activation électrique et le vécu subjectif du rêve, sauf à réveiller le sujet, ce qui mettrait fin au rêve.

Mais les cartes EEG (objectives) recueillies pendant le sommeil paradoxal ne permettent pas toujours de remonter aux cartes (subjectives) du rêve qui lui est la plupart du temps associé. Si on observe une activation de la zone sensori-motrice, le sujet peut aussi bien avoir rêvé qu'il a porté une valise, écrit une lettre, ouvert une porte... On est donc encore loin de pouvoir décrypter un rêve d'après un simple relevé électroencéphalographique!

Pour obtenir plus d'informations, il ne suffit pas de mesurer le signal électrique. A partir de celui-ci, il faut souvent effectuer des analyses mathématiques, telles que l'analyse de Fourier, consistant à décomposer un signal en une somme de fonctions sinusoïdales. Cette méthode permet par exemple de faire des statistiques à partir d'un ensemble de cartes EEG provenant de différentes personnes et de comparer les enregistrements. Mais les analyses mathématiques offrent surtout de calculer des amplitudes et des fréquences instantanées dans des bandes de fréquences choisies.

Grâce à ce procédé, nous avons pu aborder le problème du trajet des ondes électriques dans le cerveau. Il a été possible de considérer l'EEG comme un signal transmis depuis une aire génératrice du cerveau jusqu'à des aires adjacentes. On envisage alors l'activité électrique du cerveau comme un univers de communication de type radioélectrique avec des réseaux de stations émettrices et de sites récepteurs variant constamment dans le temps et l'espace neural. L'éveil dans le cerveau se propage donc d'une aire cérébrale à une autre.

L'actuelle multiplication des voies d'enregistrement (32, 64 électrodes et plus) permet de reconstituer par calcul les zones cérébrales profondes responsables de l'activité électrique mesurée à la surface du cerveau. Ces " sphères d'activation fonctionnelle " peuvent aussi être reconstituées à partir de la méthode des " potentiels évoqués ", qui mesure la réponse EEG moyenne d'une population de neurones après stimulation.

L'avenir des méthodes est dans leur complémentarité et dans leur fusion. La cartographie EEG est complémentaire par rapport aux autres domaines de l'imagerie cérébrale: morphologique et métabolique. L'imagerie morphologique comprend le scanner X et l'imagerie par résonance magnétique nucléaire dite IRM. Par ces méthodes, on localise avec précision les zones cérébrales (à un millimètre près pour le scanner X et moins d'un millimètre pour l'IRM). Mais elles ne permettent pas d'explorer le fonctionnement cérébral: elles fournissent des images des structures cérébrales identiques pour un cerveau vivant ou mort récemment.

L'imagerie fonctionnelle métabolique recouvre deux méthodes: la tomographie par émission de positons (TEP) et plus récemment l'IRM fonctionnelle (IRMf). La TEP fournit des images du fonctionnement cérébral avec une précision de 4 millimètres. L'IRMf est une nouvelle technique basée sur l'IRM, où la tête du sujet est placée dans l'entrefer d'un énorme électroaimant qui génère un champ électromagnétique intense et pulsé à haute fréquence. On localise ainsi dans le cerveau des atomes tels que l'hydrogène. Grâce - entre autres - à une quantification très rapide des images captées, l'IRMf permet d'obtenir une résolution spatiale inférieure au millimètre et une résolution temporelle inférieure à la seconde. L'IRMf peut produire, pendant des activations cérébrales fonctionnelles provoquées, des images de petites régions cérébrales qui diffèrent entre elles par le débit du flux sanguin. Mais un tel équipement de recherche ne se prête pas facilement aux études de sommeil du fait de l'inconfort du sujet et du bruit généré par les très rapides impulsions du champ électromagnétique.

Une nouvelle méthode d'imagerie électrophysiologique, la magnétoencéphalographie (MEG) utilise 7, 14, 64, 128 et récemment jusqu'à 143 capteurs métalliques supraconducteurs (un appareil de ce type sera bientôt installé à l'hôpital de La Pitié-Salpêtrière, à Paris). Ces capteurs sont ensuite refroidis dans l'hélium à très basse température. La MEG permet d'enregistrer et de cartographier les très faibles ondes électromagnétiques émises à distance par le cerveau et recueillies par les capteurs situés à proximité et au-dessus du scalp. Cette technique présente une résolution spatiale inférieure à celle de la TEP. Elle explore et visualise en deux ou trois dimensions, sur deux centimètres de profondeur, le fonctionnement des aires occipitales visuelles ou des aires temporales auditives lorsque celles-ci sont activées par des tâches perceptuelles et cognitives précises. L'activité d'aires corticales de quelques millimètres carrés qui représentent le fonctionnement de " petites " populations de neurones (105), peut ainsi être cartographiée au Cours du temps.

Utilisées simultanément, l'électroencéphalographie (sur 64 voies) et la magnétoencéphalographie produisent des cartographies successives à partir desquelles le chercheur visualise la dynamique temporelle électrophysiologique du cerveau en fonctionnement sur des temps très courts.

Les enregistrements MEG où IRMf, bien qu'également non traumatiques et inoffensifs, imposent aux sujets de rester immobiles en ayant la tête étroitement recouverte par l'appareillage constitué des multiples capteurs. La cartographie EEG, plus légère a mettre en oeuvre, requiert moins de prouesses techniques et se révèle bien moins onéreuse que les autres méthodes d'imagerie cérébrale.

L'éveil local et fugace cartographié en EEG et MEG s'accompagne d'une augmentation du débit sanguin cérébral régional tout aussi variable, mesuré par la TEP et l'IRMf. Ces méthodes conjointes fournissent d'importantes informations sur le fonctionnement cérébral, qui peuvent être corrélées anatomiquement aux structures cérébrales obtenues par IRM. Cette fusion prochaine des différentes techniques d'imagerie cérébrale est comme Le Jeu des perles de verre, de l'écrivain Hermann Hesse. Des images bi et tridimensionnelles, des films comme Cartographie EEG de l'éveil, du sommeil et du rêve, que j'ai réalisé, et bientôt des animations en trois dimensions dévoilent de plus en plus rapidement le magnifique fonctionnement cérébral.

Mais n'oublions pas que des précautions doivent être prises dans l'analyse des cartes EEG. L'erreur serait d'assimiler les cartes obtenues à des " cartes de rêves ". La carte n'est pas le territoire. Sachant qu'elles dépendent de la méthode d'imagerie cérébrale employée, ces cartes fonctionnelles doivent être interprétées avec prudence, tout en tenant compte des avantages et des limitations de chaque méthode.

De toutes ces mesures grandissantes, parfois envahissantes et de plus en plus sophistiquées, n'oublions pas comme le pressentait le sophiste grec Protagoras que " l'Homme reste la mesure de toutes choses. " Son avenir dépend de nous tous comme de chacun d'entre nous.

Pour en savoir plus

  • Du rêve à l'éveil. Bases physiologiques du sommeil, de P. Etévenon. Collection Sciences d'aujourd'hui, Albin Michel, 330 p., Paris, 1987.
  • Topographic Brain Mapping of EEG and Evoked Potentials, de K. Maurer Ed. Springer Verlag, Berlin, 1989.
  • Analysis of the Electrical Activity of the Brain, de F. Angeleri, S. R. Butler,, S. Giaquinto et J. Majkowski Eds. Wiley, Londres (parution 1997).

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