Hypocrétine (orexine) et narcolepsie : dormir ou dîner
Emmanuel Mignot - La lettre des Neurosciences - Bulletin de la Société des Neurosciences n°20 - Printemps Ete 2001

La narcolepsie se caractérise par une somnolence diurne excessive et par la survenue anormale de manifestations empruntées au sommeil paradoxal comme la cataplexie (accès de faiblesse musculaire déclenchés par les émotions), les hallucinations hypnagogiques et les paralysies du sommeil. Cette affection débute généralement durant l'adolescence et touche un individu sur 2000.

Notre groupe a montré que l'hypocrétine-1 est indétectable dans le liquide céphalorachidien de la plupart des individus narcoleptiques alors qu'elle est présente chez tous les contrôles étudiés. De même, le transcrit codant pour la préprohypocrétine manque dans l'hypothalamus latéral des patients affectés par la narcolepsie. Ces résultats font suite à la démonstration que la narcolepsie canine est due à la mutation du gène codant pour le récepteur de l'hypocrétine de type 2 (HCRTR2) et que, chez la souris, la déficience du gène codant pour la préprohypocrétine induit la survenue de symptômes narcoleptiques.

Les hypocrétines (ou orexines)

Ce sont des peptides décrits par De Lecea et collaborateurs et Sakurai et collaborateurs en 1998. Le transcrit codant pour la préprohypocrétine de rat a été isolé par l'équipe de De Lecea grâce à une technique de soustraction destinée à identifier des gènes préférentiellement exprimés dans l'hypothalamus. Un clone sélectivement présent dans l'hypothalamus postérieur a ainsi été isolé et s'est avéré coder pour un précurseur de polypeptide. À partir des sites de clivage potentiels de ce précurseur, on pouvait prédire l'existence de deux peptides dénommés hypocrétine-1 et -2, nom dérivé d'hypothalamus et de sécrétine dans la mesure où ces peptides présentent une faible homologie (contestée par d'autres équipes) avec la sécrétine. La localisation immunocytochimique de ce peptide montre une distribution restreinte au sein de l'hypothalamus et sa présence dans des vésicules synaptiques. Son implication potentielle dans la régulation du comportement alimentaire était suggérée par son expression préférentielle dans l'hypothalamus latéral, une région impliquée dans le contrôle de l'appétit.

De façon indépendante, l'équipe de Sakurai identifia les mêmes neuropeptides en recherchant des ligands de récepteurs orphelins couplés aux protéines-G et exprimés par un assortiment de lignées cellulaires. Ces peptides ont été isolés en purifiant des extraits cérébraux capables de produire des réponses calciques dans la lignée cellulaire transfectée exprimant le récepteur orphelin HFGAN72 (qui s'est avéré être le récepteur humain de l'hypocrétine de type I). Les peptides ainsi identifiés reçurent de ces auteurs la dénomination d'orexine-A et -B, d'après leurs propriétés orexigènes (stimulatrices de l'appétit) observées in vivo. L'orexine-A et l'orexine-B sont respectivement similaires à l'hypocrétine-1 et I'hypocrétine-2 et deux récepteurs couplés aux protéines-G (OXR I ou HCRTR I, et OXR2 ou HCRTR2) furent également décrits et respectivement localisés sur les chromosomes humains I p33 et 6cen. Le récepteur de l'hypocrétine de type I humain (officiellement HCRTR I sur GenBank) présente une forte affinité (20 nM) pour l'hypocrétine-l, et une affinité 10 à 100 fois plus faible pour I'hypocrétine-2, tandis que le récepteur de l'hypocrétine de type 2 humain (HCRTR2) présente une affinité équivalente pour I'hypocrétine-1 et -2. Dans ce travail, les hypocrétines s'avéraient capables de stimuler le comportement alimentaire après injection intra-cérébroventriculaire, ce qui suggérait un rôle de premier plan dans le contrôle de l'appétit.

Les neurones à hypocrétine

Les études neuroanatomiques ultérieures confirmèrent le caractère délimité de la distribution des neurones exprimant l'hypocrétine au sein de l'hypothalamus, mais montrèrent des projections diffuses au sein du système nerveux central avec, en particulier, d'importantes projections vers l'amygdale, le noyau accumbens, le septum, la bande diagonale et tous les groupes de neurones monoaminergiques - locus creruleus (noradrénaline), noyau tubéromamillaire (histamine), noyaux du raphé (sérotonine) et substance noire/aire tegmentale ventrale (dopamine). Ceci suggérait l'implication de ces peptides dans des régulations autres que celles du comportement alimentaire.

Le récepteur HCRTRL est exprimé préférentiellement par les neurones monoaminergiques du locus coeruleus, du raphé, de certaines régions de l'hypothalamus, du thalamus, de l'amygdale et de l'hippocampe (Trivedi et collaborateurs, 1998). Le récepteur HCRTR2, muté dans la narcolepsie canine, a été décrit dans le cortex, le noyau accumbens et certaines régions de l'hypothalamus, du thalamus, de l'amygdale et de l'hippocampe, dans le noyau tubéromamillaire, la substance noire et l'aire tegmentale ventrale, le raphé magnus et aussi, à de plus faibles niveaux, dans de nombreuses régions du tronc cérébral.

Comment les neurones à hypocrétine-orexine peuvent-ils êtres impliqués dans la physiologie du sommeil et dans la narcolepsie ?

L'administration intra-cérébro-ventriculaire d'hypocrétine-1 induit l'éveil chez le rat adulte. Il est admis que le cycle veille/sommeil dépend d'interactions réciproques entre systèmes monoaminergiques et cholinergiques au niveau du tronc cérébral. Les projections des neurones à hypocrétine sur les groupes monoaminergiques pourraient ainsi être responsables des effets de ces peptides sur le sommeil et la vigilance. Les neurones du locus creruleus (noradrénaline), du noyau tubéromamillaire (histamine) et du raphé (sérotonine) sont actifs durant la veille et cette activité diminue pendant le sommeil lent pour disparaître presque complètement en sommeil paradoxal. Les projections excitatrices des neurones à hypocrétine vers le locus creruleus, le noyau tubéromamiliaire et le raphé pourraient ainsi contrôler l'activité des systèmes monoaminergiques durant le cycle veille/sommeil et l'enregistrement in vivo de l'activité des neurones à hypocrétine sera nécessaire pour répondre à cette question. Certains arguments suggèrent que les projections vers le locus creruleus jouent un rôle primordial dans la régulation de la vigilance, mais le fait que HCRTR I mais pas HCRTR2 (le récepteur muté dans la narcolepsie canine) soit exprimé dans le locus creruleus irait à l'encontre de cette proposition. Étant donné l'implication de ces systèmes dans le mode d'action des substances favorisant l'éveil, la localisation préférentielle de HCRTR2 dans le noyau tubéromamillaire et les cellules dopaminergiques peut constituer un élément important dans la régulation de la vigilance, mais sur ce point, nous manquons actuellement de données fonctionnelles. Enfin, l'existence de projections abondantes et la localisation de HCRTR2 dans les régions limbiques et dans le noyau accumbens pourraient expliquer la cataplexie, qui se caractérise par la survenue d'épisodes d'abolition du tonus musculaire déclenchés par les émotions agréables. Cependant, étant donné le caractère diffus des projections des neurones à hypocrétine, les incertitudes concernant la distribution des récepteurs et le manque de données publiées démontrant des effets sur le sommeil d'une projection donnée, toute autre tentative de faire correspondre la physiologie de ce système et la physiopathologie de la narcolepsie est actuellement spéculative.

La maladie

Par opposition à la narcolepsie canine, à transmission autosomale récessive et au modèle de souris knockout pour le gène codant pour l'hypocrétine, la transmission génétique de la narcolepsie humaine est complexe. La narcolepsie humaine n'est qu'exceptionnellement associée à des mutations des gènes hypocrétines. Seul, un cas d'enfant ayant débuté la maladie à l'âge très précoce de six mois, a été décrit. Chez l'adulte, la narcolepsie est fortement associée à HLA-DQB I *0602, suggérant la possibilité d'un mécanisme auto-immun. Les études génétiques dans la région du complexe HLA indiquent que HLA-DQB I est un facteur de susceptibilité majeur, mais les tentatives pour mettre en évidence un mécanisme auto-immun dans la narcolepsie n'ont pas abouti. Le fait que des études post-mortem récentes indiquent que les cellules hypocrétines manquent chez les patients narcoleptiques suggère le réexamen de cette hypothèse : seuls quelques milliers de neurones de l'hypothalamus latéral expriment l'hypoC:rétine. Une destruction rapide de ces neurones par un processus auto-immun pourrait aisément rendre compte des caractéristiques cliniques de cette affection. Dans la mesure où ces cellules exprimant l'hypocrétine constituent un groupe réduit et impossible à distinguer par d'autres critères, leur destruction pourrait avoir échappé aux analyses neuropathologiques effectuées antérieurement.

L'absence d'hypocrétine-1 dans le liquide céphalorachidien de la plupart des patients narcoleptiques peut avoir des applications dans le domaine diagnostic et thérapeutique. Tous les traitements actuellement disponibles pour la narcolepsie agissent en aval, sur la transmission monoaminergique. Le rétablissement des fonctions neurotransmettrices de l'hypocrétine agirait sur les symptômes des patients narcoleptiques plus efficacement que les amphétaminiques ou les antidépresseurs. Les hypocrétines ne traversent pas la barrière hématoencéphalique, mais le développement d'agonistes des récepteurs de l'hypocrétine résoudrait ce problème, à condition qu'ils soient dépourvus d'effets secondaires rédhibitoires. La pharmacologie des hypocrétines trouverait d'autres applications, comme l'utilisation d'antagonistes en tant qu'hypnotiques ou d'agonistes du récepteur de l'hypocrétine de type I comme antidépresseurs.