Le rêve
Michel Jouvet
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TABLE DES MATIERES
Sommaire
Un troisième état de vigilance
Les frontières objectives du rêve
A la recherche d'un "centre" du rêve
La régulation biochimique du cycle veille-sommeil
Trois clés pour le rêve dans la théorie monoaminergique
Un orage cérébral
L'histoire naturelle du rêve
Les fonctions du rêve
Le rêve, programmation génétique des instincts ?
Rêve et plasticité
La privation de rêve
Pour en savoir plus
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L'histoire naturelle du rêve

On conçoit que la paralysie totale périodique accompagnée d'élévation importante du seuil d'éveil ne puisse apparaltre qu'au cours du sommeil. En effet, que signifie le sommeil ? Sur le plan éco-éthologique, cela signifie "non danger". Les animaux dorment dans leur territoire à un endroit où ils ne risquent pas d'être attaqués (c'est le cas, par exemple, des arbres à sommeil des babouins en Afrique). Sur le plan neurophysiologique, le sommeil signifie également l'absence d'excitation du système d'éveil par les télérécepteurs (ouie, odorat) et évidemment par les propriocepteurs (douleur) : absence d'aboiement ou d'odeur de chien pour le lièvre par exemple. C'est donc seulement quand apparait le signal biologique "sommeil profond", donc de "sécurité" que les processus du rêve peuvent être déclenchés à partir de la formation réticulée pontique. Car, contrairement à ce qu'a écrit Freud, le rêve n'est pas le gardien du sommeil. C'est au contraire le moment le plus dangereux qui soit pour un animal, car son seuil d'éveil est alors augmenté, et il est paralysé. Il est téléologiquement inconcevable que le rêve puisse apparaître au cours de l'éveil. Aucune espèce animale (sauf l'opossum, qui semble avoir "inventé" la feinte de faire le mort en cas de danger) n'aurait pu survivre à la paralysie périodique du rêve si celle-ci était survenue à l'instant de la fuite ou de l'attaque. Il n'y a que chez l'embryon de poulet in ovo, le foetus in utero ou chez le nouveau-né "nidicole" que le rêve puisse survenir brusquement en plein éveil. Dans ce cas, le signal biologique de sécurité est apporté par l'environnement maternel. Ainsi chez l'organisme adulte, le sommeil constitue à la fois l'étape préparatoire et déclenchante du rêve. On peut ainsi supposer que l'étape sérotoninergique du sommeil joue un double rôle. En un premier temps, correspondant aux différents stades de sommeil lent, doivent s'effectuer de processus de "restauration" hypothétique à l'échelon synaptique ou à l'intérieur des périkarya. Ces processus viennent sans doute réparer le "fatigues" de l'éveil selon quelque "deuxième messager intracellulaire que nous ignorons encore. Ce n'est que lorsque cette étape est franchie que les signaux sérotoninergiques déclenchent la mise en jeu des mécanismes exécutifs situés au niveau du pont. Le bombardement endogène, de nos synapses centrales par le "pace maker" pontique s'effectue ainsi sur un système nerveux reposé des fatigues de l'éveil et sans doute préparé à recevoir de nouveaux messages. Rêve et sommeil apparaissent donc étroitement liés entre eux. L'étude de leur évolution ontogénétique et phylogénétique nous apporte des renseignements complémentaires capitaux sur cette dépendance.

Tard venue au cours de l'évolution phylogénique, tôt venue au cours de l'ontogénèse, l'activité onirique garde le secret du pourquoi de son apparition.

Le rêve apparaît en effet tardivement au cours de l'évolution phylogénétique. Il n'est pas possible, en effet, de repérer les critères classiques du sommeil paradoxal chez des poissons comme la tanche, des amphibiens (grenouilles, crapauds) et des reptiles (iguane, python, tortue, caïman). Il est cependant relativement facile d'objectiver l'alternance activité-repos chez les vertébrés inférieurs, bien que l'activité électrique cérébrale des poissons, des amphibiens ou des reptiles soit monotone et ne subisse pas ou peu de variation avec les niveaux d'activité. Ainsi, chez les poïkilothermes, la nature n'aurait pas eu besoin d'"inventer " le sommeil paradoxal. Par contre ils semble qu'avec l'apparition de l'homéothermie apparaisse le sommeil paradoxal. C'est le cas des oiseaux (poussin, poule, pigeon, chouette, aigle), et de tous les mammifères étudiés jusqu'à présent (de l'opossum à l'éléphant). Des différences considérables quantitatives existent cependant entre chaque espèce. Dans la plupart des cas, ces différences sont assez aisément explicables si l'on se rappelle l'importance du facteur sommeil et donc sécurité dans le déclenchement du rêve. Les "petits rêveurs" (10 à 15 minutes par jour) occupent un temps considérable de leur nycthémère à rester éveillé pour trouver et absorber une nourriture peu énergétique à base de cellulose (herbivores, rongeurs...). Il ne reste donc que peu de place pour le sommeil et surtout pour un sommeil profond chez ces espèces constamment chassées. La plupart des "gros rêveurs" sont des carnivores qui peuvent résoudre leur problème énergétique assez rapidement aux depens des herbivores ou des rongeurs. En outre, les carnivores dorment en général en sécurite. Cette sécurité atteint son maximum chez les animaux domestiques. Ainsi, par chance pour le neurophysiologiste, le chat domestique apparaît comme le champion des rêveurs, avec 200 minutes environ par jour. Tel est le bilan actuel de l'étude de l'évolution phylogénétique du rêve. Il semble s'en dégager une certaine tendance: la complexification du système nerveux s'accompagne généralement d'une élévation de la durée du rêve (en valeur absolue ou en valeur relative par rapport au sommeil). L'importance des facteurs écoéthologiques rend cependant illusoire tout essai de corrélation entre la durée du sommeil paradoxal et les performances de l'activité nerveuse supérieure de divers genres ou espèces. Le chat et l'opossum rêvent plus que le chimpanzé et l'homme, mais leur performance dans certains types d'apprentissage est des plus médiocres.

Les données de l'évolution ontogénétique nous apportent un enseignement capItal., qui doit servir de base à toute théorie neurobiologique de l'activité onirique. Chez les mammifères (et probablement aussi chez les oiseaux), la quantité de sommeil paradoxal est étroitement liée au niveau de maturation du système nerveux central. Ainsi le raton (nidicole), qui naît avec un système nerveux très immature, présente un taux élevé de sommeil paradoxal au cours de la première semaine post-natale (70 à 80 % du nycthémère). Le raton ou le chaton nouveau-né, dans la sécurité de la chaleur maternelle, oscille ainsi continuellement entre l'éveil et le sommeil paradoxal. Le sommeil "orthodoxe" ne fait son apparition que vers la fin de la première semaine. Au fur et à mesure de la maturation du cerveau et de l'achèvement des processus de myélinisation, le taux de sommeil paradoxal diminue et rejoint celui de l'adulte (10 % du nycthémère). De son côté, le cobaye (nidifuge et rongeur) possède un cerveau dont la maturation est achevée à la naissance. Son taux de sommeil paradoxal est alors presque comparable à celui de l'adulte (et relativement bas, 5 à 7 %). Cependant, si l'on enregistre des cobayes in utero au moment où leur état de développement cérébral est analogue au raton nouveau-né (au 40e jour après la conception, soit 20 jours avant leur naissance), on constate un taux de sommeil paradoxal simiilaire à celui des ratons nouveau-nés (70 à 80 %).

Le taux de sommeil paradoxal apparaît donc comme un indice fonctionnel relativement sûr d'un certain niveau dynamique de maturation cérébrale (1). C'est sans doute au moment où s'effectuent ies processus de mise en place des systèmes les plus complexes (achèvement du manteau cortical par exemple) que prédomine le sommeil paradoxal. L'augmentation considérable du SP in utero ou à la naissance nous oblige donc à admettre que c'est au moment où les facteurs génétiques l'emportent sur les événements épigénétiques que le SP constitue la presque totalité de l'activité cérébrale en dehors de l'éveil (fig. 7).

(1) D. Jouvet Mounier, Thèse de sciences, Lyon, 1968.

Figure 7
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