Effets EEG et comportementaux des privations de sommeil paradoxal chez le chat
[EEG and behavioral effects of deprivation of paradoxical sleep in cats]
P. Vimont-Vicary, D. Jouvet-Mounier et F. Delorme
Electroencephalogr. Clin. Neurophysiol. 20 (5) pages : 439-449 (1966)
TABLE DES MATIERES

Sommaire

Matériel et méthodes
Résultats
I. Contrôles: le rythme veille-sommeil normal chez le chat
II. Les privations de sommeil
A. La privation de SP par la méthode de la piscine
B. Privation de SP par les chars électriques
C. La privation totale de sommeil
Discussion
A. Au cours de la privation
B. La récupération
C. Rapport entre SP et SL
Résumé
Summary
FIGURES

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RÉSULTATS

II. Les privations de sommeil

A. La privation de SP par la méthode de la piscine

(1) Pendant la privation:

La première semaine, l'animal adopte rapidement une position qu'il gardera par la suite: assis, puis accroupi sur le socle, il présente périodiquement des "tentatives de SP" qui entraînent une chute de la tête et un déséquilibre du corps. Les phases de SL sont fréquentes et peuvent s'accompagner alors de pointes ponto-géniculo-occipItal.es: soit isolées, soit en bouffées apparaissant par périodes de 10 sec à 1 min, elles sont interrompues par le réveil dû au déséquilibre entraîné par la diminution du tonus musculaire au cours des tentatives de SP. L'analyse EEG révèle une prédominance des fuseaux sur les ondes lentes par rapport à l'activité observée normalement pendant la phase de SL. Le taux global de fuseaux et ondes lentes corticaux est environ de 50% par rapport à la durée d'enregistrement, donc normal (Tableau I).

Au-delà de la première semaine, les tentatives de phases de SP deviennent de plus en plus fréquentes ce qui entraîne des chutes brusques et répétées de l'animal dans l'eau. Les périodes de fuseaux et ondes lentes deviennent alors plus courtes (1-2 min vers le quinzième jour, de 30 sec -1 min vers le vingt cinquième jour). Les phases de fuseaux et ondes lentes n'occupent alors plus que 30% en moyenne du temps d'enregistrement. Nous n'avons pas observé de troubles du comportement notables au cours des 8 premiers jours de privation. Le rythme cardiaque s'élève cependant de 60% en moyenne par rapport au chiffre de contrôle dès le début de la privation de SP. C'est une tachycardie sinusale régulière qui diminue légèrement pendant les périodes de SL (exemple: chat R5: contrôle: EKG pendant l'éveil, 135/min; pendant le SL, 126/min; pendant une privation de SP: EKG pendant l'éveil, 226/min; pendant le SL, 217/min).

Après une semaine, progressivement, le besoin de sommeil prédomine sur la recherche de nourriture. Après une phase de léchage très brève, les animaux, sortis de la piscine, restent souvent assis ou accroupis dans la même posture que sur le socle de la piscine et l'on assiste à des chutes répétées de la tête et parfois du corps. Ils présentent également de la photophobie et recherchent l'obscurité. Le poids a tendance à baisser, l'appétit est moyen avec une prédilection pour les liquides. Enfin, l'hypotonie musculaire est de règle et elle évoque parfois la myasthénie après de longues privations de SP (les animaux ne peuvent alors plus sauter sur une chaise pour y chercher leur nourriture). Il n'a jamais été remarqué de signes comportementaux comparables à ceux qui évoquent un tableau hallucinatoire chez le chat porteur de lésions pontiques. Chez deux chats mâles adultes enfin il fut noté des troubles du comportement sexuel à type d'excitation: tentatives répétées de coït avec des chatons mâles.

(2) La récupération.

(a) Effets immédiats. au cours des 6 premières heures: le comportement de sommeil d'un animal qui "récupère" après une privation de SP est d'autant plus caractéristique que celle-ci a été plus longue.

Après une période de léchage d'une durée variable (plusieurs heures pour les privations courtes et quelques minutes pour les privations longues) l'animal s'endort. Une phase de sommeil lent, d'autant plus courte que la privation a été plus longue (20 sec -2 min pour des privations supérieures à 8 jours), précède toujours la première phase de SP. Après de longues privations celle-ci est caricaturale et s'accompagne d'une recrudescence des phénomènes moteurs phasiques : secousses brusques et généralisées de tous les muscles du corps, caractère explosif des mouvements des yeux associés à des secousses de la tête et des mouvements rapides des vibrisses. Lorsque le SP est déclenché, il est très difficile à interrompre; après de longues privations, il n'est pas rare de le voir se poursuivre malgré des stimuli nociceptifs: s'il y a réveil, il est très court et l'animal retombe dans le sommeil paradoxal sans phase de sommeil lent intermédiaire. Les mouvements des yeux au cours des premières phases de SP sont nombreux. Cependant après les longues privations, ils sont notablement modifiés: les bouffées de mouvements des yeux apparaissent alors groupées toutes les 10 ou 20 sec, parfois simultanément aux secousses du corps, et dans leur intervalle les mouvements isolés des yeux sont plus rares qu'au cours du SP normal.

Au point de vue EEG, les bouffées de pointes ponto-géniculo-occipItal.es sont relativement plus nombreuses qu'au cours du SP normal et les pointes sont plus nombreuses dans ces bouffées que normalement. Il y a enfin une augmentation du pourcentage des pointes ponto-géniculooccipItal.es isolées au cours du SL.

Périodicité des différentes phases du sommeil. Au cours des 6 premières heures de la récupération, le pourcentage de SP est considérablement augmenté. Pour des privations inférieures ou égales à 4 jours, cette augmentation est essentiellement due à une prolongation de la durée moyenne du SP (Tableau II). Pour des privations supérieures à 4 jours, le pourcentage de SP atteint un maximum de 60% (+5%). Ce taux est constant même après des privations de très longue durée (Fig. 2) et semble donc constituer une limite. La durée moyenne du SP est alors moins augmentée qu'après des privations de courte durée, tandis que l'intervalle entre les phases de SP est beaucoup plus court (Tableau III).

(b) Effets secondaires. Pendant les heures et les jours suivants, l'aspect comportemental du SP redevient normal et les phases d'éveil sont plus fréquentes. La durée du retour à un rythme de sommeil normal est proportionnelle au temps de privation (Fig. 3). Dans nos conditions expérimentales elle est égale à la moitié du temps de privation. Cette période secondaire de la récupération est ainsi marquée par la persistance d'une fréquence accrue des phases de SP, dont la durée moyenne très augmentée au cours des premières heures redevient normale en 24 h en moyenne. Par contre, I'intervalle entre les phases de SP revient à son chiffre normal en un temps qui est fonction du temps de privation (Tableaux II et III).

Malgré cette élévation du taux de SP au cours de la récupération, il n'y a jamais de restitution intégrale de la perte totale ou "dette" en SP accumulée au cours de la privation. Si l'on considère qu'un animal présente en moyenne 4 h de SP par jour, la privation de SP entrame une dette (A) égale à 4 h multipliées par le nombre de jours de privation. Or, au cours de la récupération, le pourcentage de SP observé (B) comprend le pourcentage normal moyen quotidien (C) augmenté de celui qui représente la récupération réelle. Le pourcentage de récupération de la dette en SP qui peut s'exprimer ainsi:

((B - C) x 100) : A

est compris entre 20 et 30° pour des privations de courte durée (entre 2 et 5 jours) et s'abaisse à 10% pour des privations plus longues (entre 11 et 22 jours).

Évolution du rythme cardiaque (Fig. 4 et 5). Au cours de la récupération du SP on assiste à un ralentissement progressif du rythme cardiaque dont l'élévation était persistante pendant toute la durée de la privation de SP. La fréquence cardiaque retrouve ensuite sa valeur normale en même temps que les pourcentages des différentes phases de sommeil redeviennent normaux, c'est-à-dire en une durée moyenne égale à la moitié du temps de privation. Au cours de la récupération, les variations relatives de la fréquence cardiaque pendant le SP sont similaires à celles qui s'observent dans les conditions de contrôle.

(c) Sur un cas de mort après privation de SP de 26 jours. Cet animal étant mort à la suite de cette expérience, il nous semble intéressant de décrire ce cas unique, car nous n'avons plus voulu poursuivre ensuite de privation de SP aussi longue par cette méthode chez d'autres animaux. Cet animal avait déjà subi des expériences de privation de SP de 2, 4, 5 et 9 jours au cours des 6 mois antérieurs, à des intervalles espacés.

Jusqu'au 20ème jour de privation de SP, l'état général et le comportement de l'animal étaient comparables à ceux observés au cours de privations de longues durées chez les autres animaux. C'est entre le 20ème et le 26ème jour que l'état général s'est aggravé, avec formation d'abcès localisés des soles plantaires et amaigrissement (600 g sur 3200 g de poids initial) qui ont motivé l'arrêt de l'expérience. A cette date, les "tentatives de SP" étaient très rapprochées (toutes les 2 min) et le pourcentage de fuseaux et ondes lentes de plus en plus bas (10%).

La récupération qui débuta au milieu du 26ème jour s'avéra être très anormale: le premier jour, l'animal dont le rythme cardiaque était de 200/min présentait une phase de SP 20 sec après son installation dans la cage d'enregistrement. Au point de vue comportemental et polygraphique, les signes de récupération étaient comparables à ceux observés après de longues privations de SP. Par contre, de courtes phases de SP se succédèrent à une fréquence beaucoup moins élevée si bien que le pourcentage de SP ne dépassa pas 36% (au lieu de 60%) au cours des 6 premières heures.

D'autre part, vers la troisième heure de récupération, survint un accès de polypnée intense à 135/min, qui persista pendant 1 h et céda au début d'une phase de SP. Enfin, les périodes de fuseaux et d'ondes lentes s'accompagnaient d'une atonie musculaire permanente et, pendant l'éveil, l'animal était hypotonique au point de ne pas pouvoir rester assis. Cet état associé à un comportement léthargique persista pendant les 3 premiers jours.

Au troisième jour, le taux de SP (sur 24 h) était anormalement bas (10%) et le rythme cardiaque toujours élevé (200/min). En dehors des phases de SP on notait en outre l'apparition d'épisodes atypiques: d'une part, il survenait, après des périodes de sommeil lent, des phases d'activité corticale rapide, d'une durée de 3-5 min, associée a une atonie musculaire, mais sans mouvements des yeux, pendant lesquelles le comportement était celui du sommeil. D'autre part, immédiatement après des périodes d'éveil typique et sans phases de SL préalables apparaissaient des phases d'activation corticale avec atonie musculaire et mouvements des yeux qui ressemblaient en tous points au SP et évoquaient les attaques de narcolepsie telles qu'elles ont été décrites chez l'homme (Rechtschaffen et al. 1963) (Fig. 6).

Au cinquième jour, l'état général de l'animal semblait s'améliorer et l'hypotonie d'éveil avait disparu. Par contre, le rythme cardiaque devenait irrégulier, soit brady- soit tachyarythmique et l'animal mourait par fibrillation ventriculaire. L'autopsie a révélé des hémorragies au niveau des glandes surrénales et un encéphale macroscopiquement normal.

TABLEAU II

Évolution de la durée moyenne, de l'intervalle moyen et du pourcentage du SP par 24 h pendant les 9 jours de récupération (R) après une privation de SP de 22 jours chez un animal

  Durée moyenne du SP Intervalle moyen % SP/24 h
Contrôle 6'23" 27'14" 19,4
R. 1° jour 9' 8'40" 48
R. 2° jour 6'06" 12' 31,5
R. 3° jour 6'50" 17' 27,9
R. 4° jour 6'10" 19' 24,1
R. 5° jour 7' 23' 22,3
R. 6° jour 6'20" 22' 22
R. 7° jour 6'30" 22' 20,6
R 8" jour 5'29" 25' 20
R. 9° jour 5'20" 26' 19

TABLEAU III

Moyennes (calculées par périodes de 6 h) des durées du SP et des intervalles entre les phases de SP après des privations de SP de 5 et 22 jours au cours des 48 premières heures de récupération (R) chez 2 animaux

Durée privation de SP Heures et jours de R 0-6h 6-12h 12-18h 18-24h 24-30h 30-36 h 36-42 h 42-48 h
5 jours Durée moyenne (normale 6'30") 18' 9' 11' 8' 7' 6'20" 7' 5'45"
5 jours Intervalle moyen (normal 23') 9' 18' 18' 23' 18' 18'30" 20'10" 21'
22 jours Durée moyenne (normale 6'23") 10'20" 9'50" 5'30" 7' 4'30" 6' 8' 5'30"
22 jours Intervalle moyen (normal 27'14") 7'06" 8' 7'30" 12'30" 8' 12'30" 13' 18'55"

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