Recherches sur l'activité électrique cérébrale au cours du sommeil
Note De M. Jouvet, F. Michel présentée Par H. Hermann Extrait des Comptes rendus des séances de l'Académie des Sciences,Séance du 7 Juillet 1958. - Tome CLII, n° 7, 1958, p. 1167

Il reste beaucoup d'inconnues dans la compréhension des mécanismes du sommeil. Aux partisans d'un centre hypnogénique inhibiteur diencéphalique [von Economo (1) ; W. R. Hess (2) ; W. J. H. Nauta (3)], s'opposent ceux qui admettent, la théorie du "sommeil déafférentation" dans laquelle un système d'éveil sous-cortical serait mis au repos par des processus réversibles encore mal connus, [Béemer (4) ; H.W. Magoun (5)].

Nous avons étudié l'activité électrique chronique des formations sous-corticales mésodiencéphaliques et du cortex chez des animaux à cerveau intact, porteurs de section du tronc cérébral et enfin chez des chats décortiqués.

Matériel et Méthodes

Cette note expose des résultats préliminaires obtenus sur 15 chats chroniques dont l'activité électrique cérébrale est observée pendant des périodes de une semaine à trois mois. Sous anesthésie aux barbituriques, des électrodes corticales et sous-corticales sont implantées au niveau des diverses aires corticales et des formations méso-diencéphaliques. Chez certains animaux est pratiquée, avant l'implantation, une section du tronc cérébral au moyen d'une lame orientée stéréotaxiquement. Ces animaux relativement poïkilothermes ont leur température rectale maintenue à 38° grâce au réchauffement de leur cage. Les animaux décortiqués sont opérés en un temps par aspiration et coagulation du néocortex. Une prothèse en résine acrylique est mise en place, du sinus frontal à la crête occipItal.e et les électrodes sous-corticales fixées à son niveau. Tous les animaux sont placés pour l'enregistrement dans des cages insonorisées. Enfin des contrôles histologiques vérifient la situation des électrodes, l'étendue des lésions du cortex et du tronc cérébral.

Résultats

I ANIMAL NORMAL

Nous avons trouvé lors de l'étude de l'activité électrique de l'animal, chronique les fluctuations parallèles des enregistrements corticaux et sous-corticaux qui ont déjà été décrits [Hess et coll. (6) ; M. B. Rheinberger, H. H. Jasper (7)] .

a) activité rapide et de bas voltage généralisé au cours de l'éveil (fig. 1 A)
b) période des " fuseaux " au cours de l'endormissement (fig. 1 B)
c) ondes lentes 2 à 4 cs, de haut voltage, corticales et méso-diencéphaliques lors du sommeil profond (fig. 1 C).

II ANIMAL AVEC SECTION DU TRONC CÉRÉBRAL

A. L'animal, chez qui une section du tronc intéresse de façon bilatérale les voies spécifiques et respecte la formation réticulaire, présente des fluctuations corticales et souscorticales identiques à celle de l'animal normal.

B. Si la section du tronc cérébral est totale (au niveau du plan frontal A. 7, Horsley-Clark), l'allure du tracé est toute différente : dissociation manifeste de l'activité électrique corticale recueillie en avant de la lésion (activité typique de déafférentation) et en AR au niveau de la formation réticulée mésencéphalique (F.R.) où l'activité reste rapide de façon permanente quel que soit le comportement de l'animal (éveil par stimulation nociceptive, ou apparence de sommeil).

Fig. 1. - Activité électrique corticale et sous-corticale chez le Chat chronique.

A : durant l'état de veille ;
B : endormissement, stade des fuseaux
C : sommeil profond.

1. cortex ectosylvien ;
2. 3. thalamus médian ;
4. formation réticulée mésencéphalique antérieure ;
5. 6. formation réticulée mésencéphalique postérieure ;
7. hippocampe.

Calibrage : 1 sec ; 50 micro-volts

III. ANIMAL DÉCORTIQUÉ

A. Décortication totale (intéressant le néo-cortex avec conservation des structures rhinencéphaliques). L'activité des formations méso-diencéphaliques est caractérisée par son micro-voltage et sa rapidité. A aucun moment il n'a été observé d'activité du type fuseaux ou d'ondes lentes. Le tracé est monotone et sans aucune variation, même sous narcose barbiturique (fig. 2 A.B.C.). Par contre, l'activité hippocampique est un très fidèle témoin des fluctuations de la vigilance (fig. 2 A.B.C.) ; rapide lors de l'éveil spontané ou provoqué, lente avec des pointes lors du comportement de sommeil, isoélectrique avec des pointes de haut voltage lors de la narcose barbiturique.

L'absence de variations électriques méso-diencéphaliques a été également constatée au cours de l'hyperpnée et de l'injection d'amphétamine et d'adrénaline : l'apnée prolongée entraîne une diminution de voltage sans qu'apparaissent des phénomènes lents.

L'activité évoquée réticulaire (réponses évoquées à des stimuli auditifs est cependant susceptible de variations car il a été en effet observé une diminution des potentiels évoqués auditifs - lors de stimulations nociceptives : phénomène identique à celui obtenu chez le chat normal.

B. Décortication partielle. Il suffit de laisser en place une minime plage de néocortex pour voir apparaître des phénomènes lents mésodiencéphaliques au cours du sommeil contemporains de l'activité, lente de la plage corticale.

Fig. 2. - Activité électrique rhinencéphalique et sous-corticale chez un chat décortiqué
(24 jours après la décortication).

A : éveil ;
B - sommeil profond ;
C : 30 minutes après l'injection intrapéritonéale de 30 mg/kg de nembutal.

1. 2. formation réticulée mésencéphalique postérieure ;
3. 4. formation réticulée mésencéphalique antérieure ;
5. 6. noyau centre médian du thalamus ;
7. hippocampe.

Calibrage : 1 sec ; 50 micro-volts.

Discussion

Le fait le plus remarquable est l'absence totale, au cours du sommeil, d'activité lente au niveau des formations sous-corticales déconnectées du néocortex.

L'hypothèse d'une "hypersensibilité de dénervation" doit être écartée car l'activité rapide sous-corticale apparaît immédiatement après la décortication ; elle ne s'observe pas chez des animaux à lésion à peu près identique chez lesquels une minime surface corticale a été ménagée. La présence du néo-cortex est donc indispensable pour qu'apparaisse une activité lente au niveau des structures méso-diencéphaliques. Ces structures ne sont donc pas capables d'une activité lente autonome soit au cours du sommeil physiologique, soit au cours de la narcose barbiturique. De nombreux arguments expérimentaux permettent d'assimiler l'activité lente recueillie au niveau de la F.R. mésencéphalique à un état d'inhibition active, en particulier nous avons constaté que le seuil électro-encéphalographique d'éveil par stimulation directe de la F.R. mésencéphalique chez l'animal chronique normal augmentait au fur et à mesure du ralentissement du tracé sous-cortical. On doit donc logiquement en déduire qu'une certaine forme d'inhibition réticulaire nécessite la présence du néo-cortex. La topographie de ce système inhibiteur à projection réticulaire n'est pas encore totalement précisée. Rien ne s'oppose, en effet à un contrôle direct cortical puisque l'on sait que le cortex isolé est capable d'une activité lente ressemblant à des fuseaux [Bremer (8)]. Par contre on peut également supposer l'existence d'un "centre" diencéphalique antérieur ou rhinencéphalique qui serait à l'origine d'influx se réverbérant au niveau du néo-cortex [H.T. Chang (9)].

A côté de projections corticifuges activatrices du système réticulaire dont l'existence et la topographie a fait l'objet de récents travaux [F. Bremer et C. Terzuolo (10) ; J. D. French et coll. (11)] il faut donc laisser la place à des projections corticifuges inhibitrices entrant en jeu dans les mécanismes de régulation de l'électrogénèse au cours du sommeil physiologique.

La présence d'une activité rapide réticulaire au cours du sommeil physiologique chez l'animal mésencéphalique ou décortiqué et la constatation au niveau réticulaire de réponses évoquées auditives durant le sommeil physiologique du Chat décortiqué infirment donc l'hypothèse de "sommeil déafférentation". Les structures centrales mésencéphaliques de l'animal décortiqué gardent cependant un pouvoir inhibiteur s'exerçant sur leurs afférences puisque l'on constate une diminution nette d'amplitude des réponses évoquées réticulaires lors de stimulations nociceptives.

Les variations de l'activité électrique rhinencéphalique chez l'animal décortiqué suggère la grande importance de cette structure dans le mécanisme du sommeil, bien qu'à l'heure actuelle aucun argument ne permette encore de dire si cette activité est une cause ou une conséquence du sommeil (*).

(1) G. von Economo, Ergebn. Physiol., 1929, t. 28, p. 312.
(2) W. R. Hess, C. R. Soc. Biol., 1931, t. 107, p. 1333.
(3) W. J. H. Nauta, J. Neurophysiol., 1946, t. 9, p. 285.
(4) F. Bremer, C. R. Soc. Biot., 1936, t. 122, p. 464.
(5) H. W. Magoun, Physiol. Rev., 1950, t. 30, p. 459,
(6) R. Hess, W. P. Koella et K. Akert, E.E.G. Clin. Neurophysiol., 1953, t. 75, p. 90.
(7) B. Rheinberger et J. H. Jasper, Amer. J. Physiol., 1937, t. 119, p. 186.
(8) F. Bremer, E.E. G. Clin. Neurophysiol., 1949 t. 1, p. 177.
(9) H. T. Chang, J. Neurophysiol., 1950, t. 13, p. 235.
(10) F . Bremer et C. Torzuolo, J. de Physiol., 1953, t. 45, p. 56.
(11) J. D. French, R. HernandezPeon et R. B. Livingston, J. Neurophysiol, 1955, t. 18, P. 74.

(*) Les recherches rapportées dans cet article ont été l'objet d'une subvention partielle de l'Office of scientific Research of the air, research and development command, United States Air Force, attribuée par son service européen sous contrat AF.61 (514) 1206.

(Institut de Physiologie, Faculté de Médecine et de Pharmacie, Lyon Directeur : M. H. Hermann)