La naissance du concept de sommeil paradoxal comme troisième état du cerveau
Michel Jouvet - La lettre des Neurosciences - Bulletin de la Société des Neurosciences n°20 - Printemps Ete 2001

Pourquoi ai-je été attiré par la physiologie du cerveau à la fin de mes études de médecine ? Mes trois semestres d'Internat en Neurochirurgie ont certainement joué un rôle décisif dans cette vocation. À cette époque ( 1950) les malades étaient opérés sous anesthésie locale. Ils pouvaient répondre à des questions au début de l'intervention. La dissolution progressive de la conscience au cours de l'exérèse des tumeurs cérébrales m'intriguait ainsi que les mouvements de "grasping" de la main restée valide, qui survenaient le soir de l'intervention et semblaient saluer l'entrée dans le coma profond -et dans un autre monde-. Les livres de physiologie ou de neurochirurgie ne m'apprirent rien sur l'éveil ou la conscience. Cependant, au début des années 1950, l'amitié franco-soviétique était entretenue par la visite de physiologistes invités par mon maître Paul Wertheimer. C'est ainsi que le sinistre Bykov -un vrai robot pavlovien et marxiste- vint donner des conférences devant un auditoire clairsemé. Ce fut pour moi l'occasion de me plonger dans l'reuvre de Pavlov et je me persuadai que l'activité des grands hémisphères cérébraux constituait l'alpha et l'oméga des processus de l'activité nerveuse supérieure. Un jour, par hasard, je lus et relus l'article princeps de Moruzzi et Magoun sur le rôle de la Formation Réticulée Mésencéphalique dans les processus de l'Éveil. Le cortex n'était donc pas la seule structure responsable de l'alternance Éveil-Sommeil, comme je l'avais appris en lisant Pavlov.

Il me fallait donc aller étudier le système d'éveil chez H.W. Magoun au V.A. Hospital de Long Beach. J'expliquai alors à Magoun que je désirais vérifier le rôle du cortex dans les réflexes conditionnés et il me laissa toute liberté pour travailler le samedi et le dimanche quand le laboratoire était presque vide. Je mis alors au point une technique d'enregistrement chronique sur chat éveillé. Pendant les 10 mois passés dans le laboratoire de Magoun, je mis en évidence quelque plasticité au niveau des réponses évoquées auditives corticales au cours d'un conditionnement associant stimuli acoustiques et chocs électriques sur la patte. Avec Hernandez-Peon, nous avions également décrit une diminution d'amplitude des réponses acoustiques au niveau du noyau cochléaire, lors de leur répétition. Nous pensions que la formation réticulée était responsable de cet effet.

En résumé, mon séjour m'apprit que la formation réticulée pouvait être responsable de "phénomènes transactionnels" aussi bien que le cortex, mais je n'en étais pas encore totalement convaincu.

Rentré à Lyon, je terminai mon clinicat en décrivant "la mort de l'encéphale" (1) et me consacrai ensuite à la recherche comme Chargé de recherche au CNRS. Je fus recueilli dans le laboratoire du Doyen Hermann qui considérait l'ancien interne que j'étais avec sévérité, curiosité et bientôt bienveillance. J'étais riche de pièces vides, d'un vieil appareil EEG Alvar à 6 plumes, d'un appareil stéréotaxique et des dizaines de chats de l'Hôtel-Dieu. Après bien des essais et erreurs, nous décidâmes avec François Michel, un jeune interne et Danièle Mounier, une étudiante de 2e année, d'étudier l'aspect le plus primitif de l'apprentissage, c'est-à-dire l'habituation (l'apprentissage à ne pas réagir à un stimulus sans signification). Nous choisîmes ainsi l'habituation de la réaction d'éveil. Chez le chat endormi, la réaction d'éveil corticale (activation de l'EEG) disparaît après la répétition de 5 ou 6 stimuli sonores, et les fuseaux et ondes lentes corticales et thalamiques du sommeil lent persistent. La décortication totale allait-elle supprimer ce phénomène au niveau thalamique ? En bref, allions-nous vérifier les hypothèses de Pavlov concernant le rôle du cortex dans l'apprentissage ?

Ma formation neurochirurgicale me permit de mettre au point des ablations totales du néocortex sans hémorragie. Cependant, malgré l'apparition d'un sommeil comportemental évident, il persistait, au niveau du thalamus la même activité rapide et de bas voltage que pendant l'éveil et il nous était donc impossible d'objectiver le sommeil par des fuseaux et ondes lentes thalamiques comme chez le chat intact. Ces résultats démontraient l'origine télencéphalique des ondes lentes, mais nous nous trouvions devant une impasse (2). Comment étudier l'habituation des ondes lentes sans ondes lentes ? Nous avions heureusement remarqué que chez l'animal décortiqué, les stimulations acoustiques entraînaient une réaction d'orientation avec mouvement de la tête. Nous pouvions enregistrer les muscles de la nuque. Nous profitâmes de cette occasion pour fixer une électrode au niveau de la formation réticulée pontique.

C'est alors que par sérendipité, nous observâmes un phénomène qui nous surprit beaucoup. L'activité musculaire (qui était devenue la variable dépendante) était augmentée au cours de l'éveil et décroissait peu au début du sommeil comportemental. Cependant, après quelques dizaines de minutes elle disparaissait totalement pendant 5 à 6 minutes, pour réapparaître ensuite. Ce phénomène se reproduisait périodiquement et permettait d'éliminer le mauvais fonctionnement des amplis. Ces périodes d'atonie s'accompagnaient en outre de l'apparition d'une activité sui generis de "pseudo fuseaux" au niveau de la formation réticulée du Pont. Un examen attentif du chat pendant les périodes d'atonie nous permit d'apercevoir quelques mouvements oculaires. D'où venait cette activité pontique ? Ce type de sommeil persistait-il sur une préparation pontique (dont l'encéphale était entièrement enlevé en avant du Pont). Serait-il possible d'habituer ce sommeil pontique ?

La réalisation de chats "pontiques" fut plus facile que nous ne le supposions. Pendant leur survie, il était facile d'objectiver deux états, "l'éveil" avec hypertonie intense de décérébration et un sommeil "pontique" avec atonie totale et pseudo fuseaux au niveau de la formation réticulée pontique. Ces épisodes avaient une durée de 6 à 7 minutes et survenaient périodiquement toutes les heures. Il était, bien sûr, impossible d'obtenir l'habituation de ce sommeil, puisqu'après sa suppression, il revenait avec la même périodicité. C'est ensuite seulement, que nous avons recherché ce "sommeil rhombencéphalique" chez le chat intact. Il s'accompagnait d'une activité corticale rapide identique à celle de l'éveil, d'un rythme théta hippocampique régulier, de mouvements oculaires et de variations végétatives qui permettaient de le distinguer facilement de l'éveil. Il était donc paradoxal d'enregistrer une activité caractéristique de l'éveil avec une élévation du seuil d'éveil et une atonie totale. D'où le nom de Sommeil Paradoxal que nous lui avons donné (4).

Le concept de deux états de sommeil, sommeil lent d'origine télencéphalique et sommeil avec activité rapide corticale d'origine rhombencéphalique, fut présenté au Ciba Symposium en 1960 devant Kleitman, Moruzzi et Bremer qui régnaient alors sur la physiologie du sommeil (5). Dement et Kleitman avaient découvert, chez l'homme, entre 1955 et 1959, des phases de sommeil avec activité rapide corticale et mouvements oculaires. L'activité EEG ressemblait à celle de l'endormissement (descending stage one). C'est pourquoi ils avaient interprété ce stade de sommeil comme la résurgence périodique du sommeil léger (6) (d'où le terme de Emerging Stage One qui persiste encore dans certaines publications américaines). Le grand mérite de Dement et Kleitman était d'avoir démontré que ces épisodes d'Emerging Stage One étaient en rapport avec l'activité onirique, hypothèse que nous devions confirmer plus tard en 1962. Dement, de son côté, venait de décrire chez le chat un stade de sommeil rapide qu'il interprétait également comme du sommeil léger dû à l'activation de la formation réticulée (7). Ainsi, il existait deux théories opposées concernant l'organisation du sommeil: ou bien le sommeil avec activité rapide corticale était une phase ou un stade plus léger que le sommeil lent, ou bien il s'agissait de deux états dépendant de structures et de mécanismes différents, le télencéphale et le rhombencéphale.

Afin de vaincre la résistance de la majorité des hypnologues, nous devions apporter en 1961 et 1962 les arguments supplémentaires suivants. Des lésions de la partie dorso-Iatérale du Pont peuvent supprimer complètement le Sommeil Paradoxal en laissant persister le Sommeil Lent. L'évolution phylogénique et ontogénique des deux états de sommeil est différente. Enfin, in rne, nous découvrions par hasard que les inhibiteurs des monoamines-oxydases supprimaient sélectivement le Sommeil Paradoxal sans entraîner d'effet notable sur le Sommeil Lent. Le concept des deux états de sommeil fut enfin adopté au cours d'un Symposium International du CNRS qui eut lieu à Lyon en 1963 (8).

En résumé, le changement de paradigme que nous avons introduit dans la théorie unitaire du sommeil fut sans doute provoqué par l'association de nalveté, d'ignorance et de chance. Naïveté de croire qu'une expérience permettrait de choisir entre la théorie corticale de Pavlov et réticulaire de Magoun concernant l'apprentissage. Ignorance que l'habituation est un phénomène fort complexe dont les mécanismes ne furent résolus que 40 ans plus tard chez l'aplysie. La chance enfin d'avoir enregistré à la fois l'activité musculaire et pontique qui devait nous attirer vers les sources profondes du Sommeil Paradoxal.

Bibliographie

  • Le Sommeil et le Rêve Michel Jouvet, ed Odile Jacob (2000),"Poche Odile Jacob".
  • Pourquoi rêvons-nous ! Pourquoi dormons-nous ! Où, quand, comment ! Michel Jouvet; Odile Jacob (2000), broché/essai
  • Le château des Songes, Michel Jouvet, ed Odile Jacob (1993)
  • Le Sommeil et le Rêve, Michel Jouvet, ed. Odile Jacob (1992)